PANIQUE À L’HERBAUDIÈRE

Une agitation insolite perturbe le port de l’Herbaudière. Sous le regard médusé des touristes, Herbaudrins et Herbaudrines courent en tous sens, de la rue de la Pointe à la rue Lemonier, cherchant je ne sais quoi, qui derrière les poubelles, qui le long du môle, qui dans les ruelles sombres, l’air affairé et angoissé.

Nous sommes en juillet. En cette fin de matinée radieuse et chaude sous le micro climat de l’île, la saison bat son plein. Port de pêche et port de plaisance sont envahis par les curieux, appareils photos brandis à bout de bras pour saisir un sardinier prenant le cap vers le large ou une goélette arisant lentement sa voilure pour franchir le goulet de la jetée, à moins que ce ne soit pour immortaliser ces bateaux fantômes, emmaillotés de cellophane blanche, prêts à partir vers des destinations inconnues.

Monsieur Antoine descend tranquillement la rue de la Linière, tétant son mégot éteint mouillé de salive. Une casquette à visière vissée sur le crâne, il va, comme tous les jours, prendre son petit apéro à « La Terrasse » rue Lemonier. Monsieur Antoine est une figure locale. Ce n’est pas un îlien, non, il est nantais mais, il y a quelque trente ans, une vieille tante noirmoutrine lui a légué une petite maison aux volets bleus rue de la Bosse Ambrée et depuis il s’installe les trois mois d’été dans ce qu’il appelle sa « villa de vacances ». Depuis quelques temps, il a opté pour la tenue traditionnelle du marin pêcheur : casquette bleu marine, vareuse de grosse toile couleur rouille, pantalon bleu et « chaussures de pont ». Octogénaire alerte, il parcourt à pied toute la région, de la pointe de l’Herbaudière jusqu’à Noirmoutier-ville se régalant au passage des splendides paysages des marais salants. Tous les sauniers le connaissent et lui envoient, quand il passe, un « salut Antoine ! » auquel il répond par un signe de la main. De temps à autre il se rend au gois, s’assoit sur le socle d’un « mat de perroquet » pour regarder la marée descendre lentement, puis un petit tour au bois de la Chaize où les cabanes de plage lui rappellent les vacances de sa jeunesse mais le coin qu’il préfère, c’est l’abbaye de la Blanche, lieu énigmatique qu’il voudrait bien un jour pouvoir visiter.

Lui aussi, en arrivant sur le port, est intrigué par cette inhabituelle effervescence, connaissant assez les herbaudrins pour leur caractère calme et réservé. Il s’installe à sa place habituelle, face au port et, d’un coup de pouce, rejette sa casquette sur son occiput, offrant au soleil sa bouille ronde couronnée de cheveux blancs. Son regard délavé se pose sur les eaux scintillantes qui s’amusent avec les petits bateaux de plaisance et, au loin, l’île du pilier bien visible par ce temps clair. Un signe vers le bar mais la serveuse l’a déjà repéré.

  •  Bonjour Monsieur Antoine, bien dormi ? Une petite Trouspinette comme d’habitude ?
  • Oui ma belle mais, dis-moi, qu’est-ce que c’est que tout ce bazar ce matin ?
  • Ah ! Vous n’êtes pas au courant ? le petit Swann a disparu…
  • Ah bon ? Pourtant, hier soir il fouinait encore autour de chez moi !
  • Oui mais, depuis ce matin, personne ne l’a revu et vous le connaissez, ce n’est pas son habitude de passer inaperçu !
  • Ah ça non alors !

Attablée juste à côté, une jeune femme sirote un jus d’abricot. Elle semble réservée mais la curiosité finit par l’emporter :

  • Excusez-moi mais, sans le faire exprès, j’ai entendu votre conversation et toute cette agitation m’intrigue. Dites-moi, qui est ce Swann qui met tout le monde en émoi ?
  • Vous, vous n’êtes pas du coin…
  • Oh non ! Je suis journaliste à Paris, c’est la première fois que je viens à Noirmoutier et j’ai découvert le passage du Gois !
  • C’est le plus beau chemin pour venir sur l’île ! Vous avez un peu de temps ?
  • Bien sûr, je suis en vacances !
  • Alors prenez votre verre et venez vous installer avec moi, je vais vous conter toute l’histoire. Voilà : Swann est un petit drôle de quatre ans et demi. Alors qu’il avait tout juste six mois, sa mère fut tuée dans un accident et son père étant inconnu, Léonie, une brave femme du village l’a recueilli puis adopté. La Léonie n’a pas eu une vie bien rose. Elle avait épousé un marin pêcheur, l’Étienne, mais leur grand drame était de ne pas pouvoir avoir d’enfant. Le mauvais sort s’acharna sur eux. Un beau jour d’été, en pleine chaleur, l’Étienne qui transportait sa pêche de son bateau aux frigos de la criée attrapa une sérieuse pneumonie et mourut quelques mois plus tard. Inconsolable, la Léonie dut, pour subsister, s’embaucher suivant la saison dans les salines ou à la récolte de la bennotte. C’est à partir de ce moment qu’elle fut surnommée « Léonie la Quichenotte » car elle restait l’une des rares îliennes à porter encore la coiffe traditionnelle pour aller travailler.
  • C’est quoi une quichenotte ?
  • Difficile à expliquer… C’est une coiffe de travail en tissus léger avec de grandes ailes faites de petites lamelles de bois qui protègent totalement le visage du soleil. Il y a d’ailleurs une explication fantaisiste sur l’origine du nom. Paraît-il que cela viendrait de l’anglais « kiss not ». Les femmes, pendant la guerre de cent ans portaient cette coiffe pour se protéger des anglais qui essayaient de les embrasser mais bien sûr tout cela c’est du folklore. Je vous montrerai une photo, vous comprendrez mieux.
  • Merci.
  • Quand Léonie apprit le drame – elle connaissait bien la mère de Swann – elle s’émut de ce petit être orphelin et son instinct maternel inassouvi lui conseilla de l’adopter, ce qu’elle fit avec bonheur et l’éleva comme si c’était le sien !
  • C’est beau !
  • N’est-ce pas ! Choyé, adulé, mignardé, le petit Swann grandissait mais surtout en espièglerie. Quand il eut quatre ans, il prit l’habitude de rendre visite aux voisins, rentrant sans vergogne dans les maisons, fouinant dans tous les coins puis se plantait devant les gens avec un regard candide, espérant un bisou ou une friandise qu’il ne manquait pas d’avoir puis partait vers la prochaine porte. Personne ne pouvait résister à ce petit bout de chou brun au minois éveillé, éclairé par des yeux noisettes pétillant de malice. Il devint bientôt la coqueluche du quartier et fut affectueusement surnommé « la petite fouine » et ceux qui n’avaient pas eu sa visite étaient un peu déçus et l’espéraient le lendemain. Voilà qui est Swann et depuis ce matin personne ne l’a revu. La Léonie doit être très malheureuse ! Je vais lui rendre une petite visite pour avoir des nouvelles.
  • Je peux vous accompagner ? Cette histoire m’a terriblement émue et cela ferait un très bel article pour mon journal.
  • Bien sûr, venez, cela remontera un peu le moral de Léonie de savoir qu’une journaliste parisienne prend part à sa peine.

***

   Il y a du monde chez la Quichenotte, des voisines venues la consoler et la soutenir, des voisins qui posent des questions – où, quand, comment ? – des enfants qui adorent le petit Swann et même le capitaine de gendarmerie et un pompier. Léonie, petite femme boulotte aux cheveux grisonnants,  pleure le nez dans son tablier, se mouche régulièrement à grand bruit de trompette, les épaules secouées de long sanglots.

  • Allons Léonie la rassure le capitaine, bon enfant, en lui tapotant le bras, ne vous inquiétez pas, il ne doit pas être bien loin. Il a dû trouver quelque chose qui l’intéresse avec sa manie de fouiner et aura oublié l’heure. De toute façon, mes hommes patrouillent.
  • J’sais ben, il a point les deux pieds dans l’même sabot et pas emprunté comme une poule qu’a trouvé un coutai, n’empêche que j’en ai gros sur la patate… Et pis, si c’était un enlèvement ? Depuis qu’y a l’pont, l’île est envahie de tout sorte de gens !
  • Mais non Léonie ! Tout le monde sait bien que vous n’êtes pas millionnaire !
  • C’est ben vrai ça ! Mais y’a pas qu’les sous !
  • Au fait, quand est-il parti ?
  • Ben… à matin vers huit heures comme à son habitude pour faire son petit tour.
  • Moi, ce qui m’inquiète dit le pompier, c’est le port…
  • Alors là pas possible répond Léonie, Swann déteste l’iau et y s’approche jamais des quais. Même que des fois j’dois un peu le chacotter pour lui faire prendre un bain et j’en suis toute aguenie !

À cette évocation la Léonie redouble de pleurs et deux enfants s’approchent d’elle pour l’embrasser.

  • Écoutez lui dit le jeune garçon, avec Marie nous allons chercher du côté des marais salants.
  • Oh non ! L’a pas pu aller si loin, il est si petit…
  • Oui mais il court vite quand il veut. On va aller voir, on ne sait jamais.
  • Merci les enfants et que Dieu vous bénisse !

Les deux gamins enfourchent leurs vélos et prennent la direction de l’Épine et des salines. Chemin faisant, ils voient les sauniers qui ont abandonné, le temps des recherches, leurs ételles au bord des œillets.

C’est midi et les voisins rentrent peu à peu chez eux pour le déjeuner. Margot, la voisine la plus proche de Léonie l’invite à venir manger avec elle mais Léonie refuse :

  • J’ai point l’cœur à ça ! Y doit avoir faim lui aussi…
  • Allons la Quichenotte, tu vas pas te laisser mourir de faim quand même ! On va le retrouver j’te dis, allez, viens !
  • Non, non ! J’reste là des fois qu’il reviendrait !

Le temps passe et l’après-midi s’avance. Pas de nouvelles des gendarmes ni des deux mômes partis vers les salines. Léonie, tassée dans son fauteuil face à la porte grande ouverte, tamponne de son mouchoir humide ses yeux rouges d’avoir trop pleuré mais les larmes sont taries et quelques sanglots secs secouent encore son opulente poitrine. Autour d’elle, ses amies sont revenues mais ne savent plus quoi dire pour la consoler. Un lourd silence s’installe entrecoupé des hoquets et reniflements de la quichenotte.

Le soleil décline lentement sur le port et la crête des vaguelettes léchant la coque des navires de pêche ou de plaisance se frange de lueurs mordorées. Au loin, le phare du Pilier, éclairé par le soleil couchant, scintille au dessus de la mer irisée de pourpre et d’or. Il attend la nuit pour prendre la relève. L’air, encore chaud, est saturé d’odeurs iodées et du cri des mouettes rieuses se disputant un reste de poisson ou une croûte de pain.  La foule des touristes, inconsciente du drame qui se joue, s’éclaircit peu à peu mais les badauds reviendront ce soir admirer le port sous les lumières des lampadaires à sodium , savourant un apéritif à « La Marine » ou à « La Bisquine » avant d’envahir les restaurants, crêperies et pizzerias.  Soudain, des cris fusent dans la rue :

  • Léonie ! Léonie ! On l’a retrouvé ! On a retrouvé Swann !

Les enfants se précipitent aux pieds de Léonie, clouée sur son fauteuil, incapable de bouger , tétanisée par la bonne nouvelle :

  • C’est’y vrai ?Oh mon Dieu, mon Dieu ! Où il est ?
  • Avec Monsieur Antoine dehors, il est un peu honteux.
  • Ben où qu’s’est qu’il était ?
  • Dans les salines, on l’a entendu pleurer et appeler. Sa curiosité l’a puni ! Il est allé fouiner dans une salorge, le saunier ne l’a pas vu et a refermé la porte à clé.
  • Oh le polisson ! Allez vite me le chercher !

Monsieur Antoine entre avec le petit fugueur dans les bras puis le pose à terre. Swann reste là, la tête basse, n’osant regarder la Quichenotte.

  • Le voilà votre garnement et il me semble en pleine forme. Ne soyez pas trop dure avec lui, regardez-le, il ne sait plus où se mettre !
  •  Petit gredin, gronde-t-elle,  faussement fâchée, tu m’as fait une de ces peurs ! J’aurais pu clamser de chagrin !

Mais le cœur de Léonie fond de tendresse devant l’air piteux de son protégé et elle lui tend les bras :

  • Allons, j’t’en veux point chenapan, viens me biser !

Alors, tout heureux d’être pardonné, le petit Swann bondit sur les genoux de Léonie, blottit son petit museau poilu dans son cou en jappant de joie, lui lèche le visage tandis que sa queue en panache agite frénétiquement son arrière train…

 

Jean Duby.

Ecrivain, membre de l’Association des Romanciers Nantais.

son dernier roman:

 

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publiée sur Paroles vagabondes

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1 réflexion sur “PANIQUE À L’HERBAUDIÈRE”

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