Un des caps qui pointe au-dessus des flots à marée haute s’amincit et se relève comme la proue d’un drakkar. Il domine à marée basse des éperons rugueux et une troupe de rochers pointus qui s’aventurent vers le large.
On songe aux barbares pirates qui auraient donné nom au lieu comme à Gohaud, près de Saint-Michel, où l’on retrouve les mêmes falaises, les mêmes dents de scie retournées au bord de l’océan pour la joie des naufrageurs.
Cherchaient-ils encore des coffres éjectés des épaves, ces gars du pays en veste de coutil bleu ? On les voyait en plein cagnard faire la vigie sur les crêtes, furetant des yeux les bouts de plage ou les recoins des pentes puis gagnant un autre poste comme s’ils allaient d’une pêcherie à l’autre. Je m’amusai de leur manège quand je le compris. Ils commençaient d’ailleurs à disparaître. On ne voyait déjà plus guère de naïades parmi les tritons qui sortaient des vagues et s’étalaient nus sur le sable ou les plats de roche.
Elle était ardoise clair vers la Raitrie. Des effondrements qui pouvaient dater de cent mille ans mais paraissaient frais de la veille avaient ouvert de grandes failles sur toute la hauteur du schiste bleu et cadencé les éboulis bleuâtres avec une grâce cézanienne. On voyait d’en haut la mer d’un bleu persan comme un gave entre les monts. Je descendais m’allonger près des grands rocs, dans la fournaise d’août, sur un matelas de gros sable. Des veines de quartz ivoire s’arrondissaient dans le feuilletage du schiste, pignochées d’orange et de gris. Des cristes au vert éclatant reluisaient entre les pierres. Je fermais les yeux sur des rougeoiements. La mer montait. Les minutes filaient. Et les années avec leur lot de morts.
Les rochers mouillés à marée basse sont kaki sous le soleil. Je saute toujours de l’un à l’autre pour voir les premiers flots de la mer montante dans la tranchée de sable liquide. L’océan fait des bonds entre deux siestes, baigne déjà les rocs au bord de l’anse. On ne sait pas d’où viennent les vagues. Elles tapotent en tout sens un îlot de pierre, font des vrilles d’écume tout autour, puis s’en vont claquer dans les trous de roche jusqu’aux pieds des promontoires avec des flic-floc à peine syncopés dont les échos se répondent. Le flot se ramasse un instant, saute sur la tête blanchie d’un rocher et glisse une langue écumeuse sur le sable qui miroite. Il est temps de courir vers l’eau, de se déhancher avec superbe les pieds dans la glace, de jouer les fiers-à-bras en cachant ses frissons. On coule à toucher le sable avant même de perdre pied, brasse l’eau vers le large, frôle le flanc d’un roc, force pour résister aux muscles des courants, lutte contre l’océan viril avec une âpre allégresse.
Puis on se retourne, fouillant du coin de l’oeil les escarpements, cherchant des visages repérés tout à l’heure, des yeux qui peut-être nous regardent. Et l’on sent soudain son ventre se nouer, ses bras et ses jambes qui s’amollissent… Les lames gonflent enfin au large, roulent leur bosse sous les vaguelettes, se fracassent sur les premiers récifs mais leurs tentacules rampent loin sur le sable sec. Des liserés de plage sont noyés à l’avancée des falaises, puis bientôt l’eau pénètre les allées qui entourent les contreforts. On s’entasse dans le fond des criques, au bord des grottes, monte sur les roches plates, regrimpe déjà sur la crête.
Là le soleil de quatre heures nous verse son feu sur la nuque tandis qu’on traverse la lande. Les fleurs d’ajonc desséchées qui croûtent l’étendue vaguement orange font comme un cimetière de corail que borde en une large étole le deuil violet de la bruyère. L’orée du bois rafraîchit d’ombre. Les fougères la parfument. Leurs grandes plumes nous caressent au bord du chemin sous les feuillages des saules touffus. On s’égare dans des champs boisés qui tiennent de la forêt et du jardin. Il y a des chênes mais aussi des chalefs et des lauriers sauce. Deux piliers de pierre qui devaient encadrer un portail se dressent tout seuls au bas d’un côteau, là où l’on attendait une villa. Des fondrières défoncent un bout de prairie sous les peupliers et les aulnes. Au bord d’une allée large, des cyprès empanachés de noir alignent leurs troncs raides, gris et cannelés dans une pénombre odorante d’église. On se croise, on se perd, on se retrouve. On quitte un regard qu’on supportait mal. On glisse le long d’un rang de lauriers-palme dont on goûte la liqueur amère, le visage frôlé des grandes feuilles. Celui qui nous a fait baisser les yeux a pris le même chemin. On continue de marcher sans fléchir le rythme dans l’allée étroite. On sait qu’il nous rattrapera.
Les rouleaux déboulent toujours sur la côte, cognent un contrefort, forcent un goulet. Ils éclatent en gerbe épaisse ou fusent en jet mince, cinglant le ventre d’une pierre levée comme une mèche de chicote. Les gars désertent les derniers bouts de plage, regagnent la Raitrie, filent à Port-Meleu ou rejoignent la ronde du bois qui commence à bruire…
Philippe Moriceau.
Extrait de « Peintures sur Jade »