Aujourd’hui il pleut. Bien sûr le soleil n’aurait rien arrangé, tout le monde aurait été triste de toute façon. Un enterrement ce n’est jamais gai. Maman pleure, les gouttes de pluie se mélangent à ses larmes et ses cheveux se collent sur son front.
Elle me tient la main, elle me tient toujours la main ! C’est comme cela depuis le premier enterrement où je suis allée… celui de Papa. Il y a cinq ans maintenant qu’il nous a quittées et dans mon souvenir la scène ressemblait beaucoup à celle-là. Il y avait peut-être un peu plus de monde.
Pendant un an après la mort de Papa, Maman est restée seule. Je crois qu’elle ne voulait pas m’imposer la présence d’un autre homme dans la maison. À l’époque j’avais dix ans et elle avait peur que je ne comprenne pas. Par contre une chose est certaine, Maman n’a jamais pu vivre toute seule, alors bien sûr les premiers mois elle avait de la peine, puis après elle s’est remise à sortir et j’allais de temps en temps dormir chez des copines ou chez la voisine.
Le premier qui s’est installé à la maison s’appelait Franck. C’était une sorte d’homme des bois qui passait son temps à astiquer ses fusils de chasse et à courir les champs pour tuer des petits lapins. À part cela il était plutôt gentil et Maman avait l’air heureuse. Mais ce n’était pas Papa. Il essayait d’être attentif avec moi. Il m’emmenait même à la chasse de temps en temps. Ce n’était pas vraiment que j’aimais cela, mais ça m’a permis, à onze ans, de tout apprendre sur les fusils et sur leur maniement. Bien sûr je n’avais pas le droit d’y toucher ou de les utiliser, mais Franck m’avait expliqué leur fonctionnement et surtout leur dangerosité. À la chasse, je devais toujours marcher juste derrière lui et ne pas distraire le chien car lui il travaillait. Par contre j’avais assez vite remarqué qu’il ne cassait pas toujours son fusil quand il parcourait les bois. Plusieurs fois, des amis lui avaient fait la remarque en lui disant que c’était dangereux : il suffirait qu’il tombe et le coup pouvait partir.
Il ne tomba jamais. Par contre il fit l’erreur de me confier un jour son fusil chargé… C’est en le lui rendant que j’appuyai sur la détente. À l’arrivée des plombs, sa tête fit un drôle de bruit, puis il y eut du sang partout. Je lui mis le fusil dans les mains, mes gants dans ma poche et courus vers un autre groupe de chasseur en criant. C’est la première fois que j’entendis le terme de « pauvre petite fille ». Il n’y eut même pas d’enquête comme on voit à la télé : il était imprudent.
Il ne pouvait pas remplacer Papa.
Maman fut triste pour la deuxième fois, et pour la deuxième fois elle resta seule pendant presque une année. Je venais d’avoir treize ans quand nous sommes allées nous installer chez Arnaud, un sportif, plus jeune que Maman. Celui-là n’était content que lorsque son taux d’adrénaline montait. Il faisait du surf, du rafting, du VTT et de l’escalade. De l’escalade à main nue. Maman n’avait pas vendu la maison, une sorte de pressentiment peut être, et puis c’était la maison où elle avait vécu avec Papa. Elle serait pour moi et ma famille, m’avait-elle dit. Si cela devait durer avec Arnaud, elle la louerait en attendant. Je ne voulais pas qu’une autre personne dorme dans ma chambre. Tant pis pour Arnaud.
Près de notre nouvelle maison, il y avait une sorte de petite montagne de granit. C’est là que souvent plusieurs grimpeurs se retrouvaient. Ils avaient équipé la paroi avec des pitons et tous les week-ends ils faisaient la grimpette… en toute sécurité. Arnaud avait souvent voulu m’emmener, mais j’avais le vertige et pas de force dans les bras… Pour les bras c’était vrai.
Souvent, le dimanche, il s’y rendait très tôt, avant tout le monde et faisait la première ascension tout seul. Arrivé en haut, il pratiquait toujours le même rituel : il s’asseyait au bord et attendait les autres en buvant un café qu’il avait emporté dans un thermos. Il trouvait dommage que mon vertige m’empêche de profiter de ce moment de calme avec lui.
Ce dimanche là, j’avais pris mon vélo et j’étais sortie par-derrière. Il m’avait fallu un quart d’heure pour rejoindre le sommet par le chemin des bois. J’ai juste eu à attendre qu’il se soit installé pour le pousser. Sa tête aussi fit un drôle de bruit quand elle se fracassa sur les rochers en bas.
Il me fallut un quart d’heure pour rentrer et me remettre au lit. Je crois même que je m’étais rendormie quand la police frappa à la porte. Deux semaines plus tard nous rentrions à la maison – notre maison – et je retrouvais ma chambre.
Aujourd’hui j’ai quinze ans et c’est Marc que l’on enterre, ce cher Marc. Le bel homme, le beau marin avec son beau bateau. Lui, je ne l’aimais pas. Toujours à me regarder, à me surveiller. Je ne sais pas s’il se doutait de quelque chose, mais il ne m’a jamais donné de « pauvre petite fille ». Il avait une maison en Bretagne, près de son bateau sur lequel Maman ne montait jamais… Elle avait le mal de mer même dans le port. Je me suis toujours demandé pourquoi il s’était mis avec elle.
Il m’apprit donc, à moi, à faire du bateau, à barrer, à virer de bord et lire les vents et les cartes. Il aimait sortir par gros temps, un temps « pour les vrais marins » comme il disait. Au bout de quelques semaines il me surveilla moins, il se méfiait moins. Par contre je sentais qu’il me regardait comme une femme. Je détestais cela. Même si je devenais de plus en plus habile au maniement du bateau, je n’en parlais pas… et lui, curieusement, n’en parlait pas non plus, trop content de pouvoir me donner des cours particuliers.
Alors un jour de février, par temps fort, j’ai viré de bord sans prévenir. Sa tête a fait un drôle de bruit quand la baume l’a heurtée. Je ne m’y attendais pas mais ce fut assez facile de le maintenir sous l’eau avec la gaffe. J’avais appelé des secours sur le canal 16, et c’est le bateau de la SNSM qui nous ramena au port, moi dans la cabine, lui dans un sac sur le pont.
Quand j’entendis « pauvre jeune fille », je compris que je devrai faire attention maintenant. Personne ne se méfie d’une enfant, mais on se méfie d’une femme.
Aujourd’hui, Marc doit être content. D’où il est, il a une vue sur mes jambes et il a son crachin breton.
Tout à l’heure, nous rentrerons avec Maman. Je me rends compte maintenant que Papa sera difficile à remplacer… Je me rends compte aussi que je n’aurais peut-être pas dû le tuer.
JPB est un amateur de romans policiers que vous pouvez retrouver sur http://www.jpb-auteur.com/
Nouvelle d’une grande maîtrise de l’attaque à la chute. Le point de vue interne de la « petite fille » donne tout le piquant à la tonalité sarcastique de l’ensemble
Je ne sais pas pourquoi, le choix et l’assemblage de certains mots peut-être, mais quand le fusil a été confié puis rendu à Franck, la chute était déjà tombée. Oui je partage entièrement le commentaire de Philippe, c’est magnifique mené, comme une corde que l’on suspend.
drôlement terrible ou terriblement drôle!
On devrait toujours se méfier des petites filles qui ont de la… tête !
… et qui n’en font qu’à leur tête !