En paix avec toi

Tu m’as piégé, maman.

 Oui, je t’ai menti, mon fils.

Mais il le fallait bien et je sais qu’avec les années tu comprendras.

Trois jours et pratiquement trois nuits que tu me veillais dans cet hôpital. Goutte à goutte ma douleur s’apaisait et ma vie s’endormait. Pourtant les paupières fermées, je te caressais des yeux et je voyais bien, tu sais, que les tiens ne pouvaient s’empêcher de s’évader de cette chambre baignée d’une pénombre sans fin par ses volets mi-clos.

J’en étais chagriné pour toi mon enfant. Il fallait que tu sortes, que tu respires, que tu embrasses tes petits, que tu dormes toute une bonne nuit dans les bras consolants de ton épouse chérie.

J’ai insisté, tu as hésité, je me suis un peu entêtée et tu m’as cédé, « encore une fois » as-tu souligné en un sourire si complice. Quand il fut l’heure pour toi de partir, nous nous sommes embrassés avec beaucoup de tendresse et d’émotion à peine voilée en nous souhaitant banalement une bonne nuit.

Vois-tu, c’est ainsi que je voulais que tu me gardes en mémoire et t’emmener avec moi en souvenance.

 

Je t’ai veillée avec affection et attention trois jours durant et je ne me suis évadé qu’une nuit, une courte nuit, pour embrasser mes enfants, ma femme et respirer la vie.

Oui j’avais besoin de fuir un instant ce monde carcéral de l’hôpital,  j’étouffais et m’y perdais dans ce temps ralenti.  Après tout je ne t’abandonnais qu’une nuit, oui déjà je m’excusais de ma lâcheté.

Pourtant je voulais résolument t’accompagner sur ce dernier bout du chemin, au dernier instant de je ne sais quoi en fait.

Par espoir déraisonnable de cet ultime échange pour enfin tout se dire ? Se dire quoi d’ailleurs que l’un et l’autre ne sachent déjà au fond de lui ? De ma part un désir inavoué de compenser un peu un acte perdu ? À la mort de mon père, je n’avais déjà pas su être là et je dormais enfantinement de l’autre côté de la cloison, trop épuisé de sommeil.

Tu m’avais menti, déjà ! Tu t’en souviens, n’est-ce pas ?

« Va donc dormir un peu, moi je veille et je t’appellerai si… »

À cette aube qui n’annonçait pas un commencement, tu m’as réveillé très doucement et affectueusement en chuchotant : « Il faut que tu viennes. C’est fini. » T’empressant d’ajouter aussitôt pour m’effacer toute culpabilité : « C’est allé très vite, tu sais. Il s’en est allé comme ça, sans souffrir. Il n’a rien dit. »

Et moi, bien sûr, je n’ai jamais su la vérité.

Un homme averti… j’aurais dû pourtant me méfier cette fois ! Eh bien tu m’as encore piégé. Tu m’as encore menti.

Mais l’âge m’ayant rattrapé, j’ai enfin compris tu sais et je ne t’en veux plus. Sagesse et amour sont parfois dans le mensonge. Oui tu m’as bien eu ! Comme toujours par le sentiment, me connaissant trop par cœur, comme toute maman.

Mais de cela non plus je ne t’en veux pas. Tiens, aujourd’hui, affectueusement j’en souris !

 

D’ailleurs, je ne t’ai menti qu’un tout petit peu, mon fils, car la nuit sera effectivement calme. Enfin !

J’attendais la visite de mon médecin avec qui j’avais fait un pacte voilà déjà un bon moment.

Il m’avait promis de m’aider et de faire cesser mes souffrances devenues vaines quand je lui dirais « ça suffit ».

Ce soir-là, pour moi d’abord mais un peu pour toi aussi, ça suffisait.

Je n’attendais plus que l’apaisement, je l’attendais sereinement et avec soulagement.

Tôt le lendemain matin, l’hôpital te téléphonerait pour te prévenir que c’était fini.

Ils te diraient que je suis partie très vite et sans souffrir. Et tu sais : c’est cela qu’il est important que tu retiennes. Pendant ce temps tu aurais repris dans ton lit quelques forces qui te seraient bien nécessaires car cette épreuve ne serait pour toi pas encore tout à fait finie.

 

Oui j’ai été tendrement piégé.

Le coup du médecin, je l’avais deviné à travers quelques mots entre vous. Mais que dire et que faire ? D’autant qu’au fond de moi je te comprenais et plus encore je t’approuvais.

Quand le téléphone a sonné au petit matin, avant même de décrocher je savais et je savais aussi que tu m’avais menti et rendu complice de votre pacte.

Oui j’ai eu honte quelque temps de ma faiblesse de ne t’avoir pas veillée jusqu’à ce terme-là, et de cet acte manqué je t’en ai voulu.

Mais en vieillissant j’ai compris que pour l’amour l’un de l’autre il fallait qu’il en soit ainsi et je nous ai pardonné.

 

Je t’ai menti, c’est vrai et tu n’as donc à justifier d’aucun remord mon fils, mais je voudrais savoir que tu me pardonnes.

Parce qu’une maman est aussi une femme, n’a-t-elle pas le droit de mourir comme elle le désire ? Après avoir consacré sa vie à ses enfants, cet ultime instant ne lui appartient-il pas ? Ne peut-elle rester seule avec elle-même ? Enfin seule ?

 

Je me suis précipité à l’hôpital mais j’ai trouvé une chambre vide, désertée déjà. Un vide silencieux, définitif, dans lequel je t’ai offert dans mes larmes plein de mots que je n’avais pas su te dire à temps.

Mais en vieillissant, j’ai compris maman, j’ai enfin compris et je suis en paix avec toi.

J’ai été près de toi quand nous pouvions être ensemble, et c’était bien.

Tu m’as écarté à ta façon, et tu as eu raison, quand tu as voulu être seule, seule avec ta maladie pour lui régler son compte et tu as bien fait. Tu n’as besoin d’aucun pardon et je ne t’en veux plus.

D’ailleurs, je peux bien t’en faire la confidence, je crois, non j’en suis sûr, qu’un jour, si j’ai le choix, je ferai comme toi.

Maman, je t’embrasse.

 

Cette nouvelle est la plus intime publiée dans le recueil Sur le fil ». J’ai désiré  la reproduire  ici en plein Téléthon. A chacun d’interpréter comme il le voudra!

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2 réflexions sur “En paix avec toi”

  1. Un texte touchant…qui résonne en chacun de nous, confrontés un jour ou l’autre à ces » mensonges d’amour ». Je trouve belle l’attitude de cette maman qui protège encore et toujours son fils…

    1. Oui, un dernier et grand geste d’amour. Parfaitement exact mais sur le moment pour moi un regret, voire un remords de m’être absenté. Quelque part une vexation egocentrique d’un fils trop orgueilleux.

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