Santez Anna béniguet

Mi-septembre, un soir de grande marée, dans la baie de Quiberon. Le soleil finit peu à peu de disparaître sous l’horizon et le crépuscule s’annonce en empourprant quelques nuages effilés. Dans moins d’une heure il fera nuit. Une nuit de nouvelle lune qui – comme chacun ne sait pas toujours – est une nuit sans lune, une nuit noire.

La plage est maintenant silencieuse. Voilà déjà une bonne demi-heure que la dernière grappe d’enfants s’en est détachée, les uns gloussant maintenant sous une douche bien chaude, les autres, parfois en pyjama, riant à aspirer leur soupe avec le plus de bruit possible.

À quelques encablures un petit bateau de pêche est arrêté, son occupant s’affairant à remonter un dernier casier avant de rentrer au port tout proche.

Entre les deux, Ginette, quatre-vingt trois ans, appelle au secours, assise sur un petit rocher encerclé par la mer, un seau rempli de coques posé à côté d’elle.

Elle s’égosille sans ménagement de sa voix éraillée par l’âge et gesticule en larges moulinets de ses bras énergiques. Elle voudrait bien pouvoir se mettre debout pour être plus visible mais – voilà – ce gros caillou est bien trop glissant et elle tomberait à l’eau sans avoir probablement la force de remonter.    À son âge, même en pleine forme, faut pas tenter l’impossible !

Pourtant, elle le pressent, ce pêcheur est son dernier espoir d’être secourue avant la nuit.

Tout en tenant fermement par le tribord de son bateau la grande perche surmontée de son petit fanion orange, l’homme suspend son geste. Un bruit a attiré son attention. Comme une voix qui appelle mais plus probablement une mouette plus criarde que les autres ? Il tourne la tête à sa recherche quand un vol de fous de Bassan passe près de lui dans un vacarme assourdissant.

Tournant autour du banc de maquereaux repéré, tels des Indiens autour d’une diligence, ils entament une danse du scalp en braillant des cris de guerre perçants et belliqueux. D’un coup commence l’attaque. Quelques Sioux, rapidement suivis d’autres, plongent en piqué d’une centaine de mètres, plus rapides que des pierres, les ailes à demi-refermées et disparaissent entre deux eaux. La foudre s’est abattue près du bateau. Le temps de happer et gober leurs proies, ils refont surface un peu plus loin pour s’envoler, en formation reconstituée, vers d’autres butins, le commando n’ayant duré que quelques secondes. Ce rituel, souvent renouvelé à cette heure où les reflets du soleil disparaissent de la surface de l’eau, fascinera toujours Gaël. Le silence revenu, il finit maintenant de hisser à bord son casier, aujourd’hui maigrement fourni. La journée n’a pas été bonne, comme très souvent en période de grande marée, mais il reviendra tout de même demain matin.

Gaël Levinec est un breton de naissance, revenu récemment au pays pour y vivre une retraite paisible, après ce qu’il est convenu d’appeler « un départ anticipé volontaire » de son travail. Vous savez : « Vous préférez un licenciement sec ou un départ à l’amiable avec une indemnité ? ». Alors, avec ce petit pécule, il s’est offert un modeste « pêche-promenade ». Il ne s’ennuie jamais. Être en mer est un plaisir qui lui suffit.

Ce soir, il est le dernier bateau à rentrer si tard, pêcheurs et plaisanciers confondus. Ce soir son histoire s’arrête là, elle n’a pas rencontré celle de Ginette.

Ginette qui continue farouchement à appeler au secours pendant que le bateau s’éloigne et que le cliquetis caractéristique de son moteur diesel – tuk-tuk, tuk-tuk – s’affaiblit. Quand la silhouette de la coque s’efface irrémédiablement derrière le petit mont qui abrite le port, elle s’époumone encore quelques interminables secondes et s’arrête, résignée. Elle a crié pourtant, Ginette ! Ah ! Ça oui ! Elle a crié tout ce qu’elle pouvait, mais il a fallu que ses appels soient couverts par les cris de ces foutus oiseaux en chasse ! Sans eux, ce brave pêcheur aurait fini par l’apercevoir. Il l’avait entendu, c’est certain puisqu’elle l’a vu tourner la tête dans sa direction, et sans eux elle aurait été sauvée. Sans eux elle aurait dormi ce soir dans son lit.

De rouge, les nuages ont viré maintenant au gris, le ciel d’un bleu cendré à un bleu profond légèrement violet, et quand le manteau nuageux s’entrouvre, apparaissent, encore toutes pâlottes, les premières étoiles.

Ainsi, masquée d’un port toujours plein de vie par un simple petit mamelon, à vue de la côte et de ses maisons aux lumières allumées, Ginette, réfugiée sur son caillou d’infortune, est en grave danger. Que le vent se lève, que les vagues se forment, qu’elle s’endorme, qu’elle tombe à l’eau et elle disparaîtra, noyée. Chez elle personne ne l’attend, personne pour s’apercevoir de sa disparition, personne pour donner l’alerte.

L’horizon est devenu une silhouette imprécise et imaginaire. Ainsi cette vieille dame est-elle prisonnière d’une mer impénétrable et la nuit silencieuse devenue sa gardienne.

« Tout de même, une vieille bretonne comme moi, me faire piéger ainsi par la marée ! Les copines vont bien se moquer demain ! » Une petite autodérision, histoire de se houspiller pour garder le moral. C’est qu’il lui en faudra pour tenir ainsi toute une nuit, tenir et encore tenir et surtout ne pas s’endormir. « Si je tombe, je meurs » réalise-t-elle. Sa survie ne dépendra maintenant que de son courage, sa patience et sa résistance physique. À quatre-vingt-trois ans !

Deux heures auparavant, Ginette avait reçu un coup de fil de sa petite fille Aurélie qui lui faisait la très bonne surprise de venir le lendemain déjeuner pour fêter avec elle son anniversaire. C’était si gentil de sa part de penser ainsi à sa mamie ! Aurélie allait avoir treize ans. Aurélie qu’elle adorait. Aurélie qui adorait les salades de coques que sa mamie lui préparait de temps en temps, en période de grande marée.

Et celle-là, de grande marée, c’était une grande marée. Un coefficient de 109, pensez donc ! Il fallait d’autant en profiter qu’il faisait encore doux à cette époque de l’année. Par-dessus un gros pull et une petite laine, elle avait donc enfilé son historique ciré jaune et retiré sa montre pour ne pas risquer de la mouiller. Armée du grand seau bleu qui sert à laver le carrelage et d’un vieux râteau tenant à son manche par un gros clou rouillé planté de travers, elle était arrivée à la plage vers 18 heures. Le tout début de la marée montante. Le meilleur moment. Les coques remontent elles-mêmes plus près de la surface et se ramassent alors à fleur de sable.

Et puis, voilà ! Trop occupée à sa cueillette, elle n’avait pas vu le temps passer ni les autres pêcheurs s’en retourner les uns après les autres, si bien que lorsqu’une vaguelette plus forte que les autres mouilla franchement le bas de sa robe et l’alerta il n’y avait plus personne autour d’elle. Elle tenta aussitôt de retrouver les traces de son chemin entre les petits rochers mais la mer était déjà trop montée et l’eau devenue trop opaque. Elle persista tout de même à essayer de regagner la plage mais pour s’embourber dans un trou vaseux et remplir ses bottes d’eau. Elle préféra les abandonner et continuer pieds nus mais, quelques pas plus loin, elle glissa sur un fond d’algues qu’elle n’avait pu deviner, se relevant sans autre dommage que la robe trempée et la perte (pas bien grande) du râteau. Ginette ne paniquait pas. Elle a toujours eu un solide caractère. Elle continua d’avancer à petits pas prudents mais trébucha cette fois sur un fond caillouteux et perdit l’équilibre, s’écorchant légèrement le genou sur un galet un peu tranchant.

En faisant une petite pose pour reprendre sa respiration, elle constata que la mer remontait plus vite qu’elle et qu’elle ne gagnerait pas cette course-là. Elle décida donc de se jucher sur ce caillou près d’elle, sans doute assez haut pour dépasser encore quand la mer serait pleine, mais pas trop pour lui permettre d’y grimper.

Au premier essai elle glissa et se cogna. Elle grimaça un peu tout en assurant davantage son appui pour se hisser et réussit à s’asseoir, soulagée, posant soigneusement son seau à côté d’elle. Celui-là, pas question de le perdre. Pour sa petite Aurélie demain.

Ginette est une petite bonne femme toute menue mais pleine d’une vigueur qui lui a permis, après le temps du deuil de son mari, de se reconstruire une autre vie. Une vie pour elle-même, une vie au-delà de la clôture de son jardinet, une vie variée, avec quelques copines pour partager de bonnes rigolades de gamines, pour partir ensemble voyager avec le club local des « seniors intrépides », pour un scrabble tous les jeudis au « cercle des jeux de l’esprit », qui entretient sa mémoire, dit-elle avec conviction, et – de temps en temps – pendant les vacances scolaires ou certains dimanches, une vie avec sa petite fille, que son mari, hélas, n’a pas eu le temps de connaître.

Alors pensez : ce n’est pas une nuit à la belle étoile qui allait la démoraliser ! Mais enfin, tout de même… elle n’était pas bien rassurée, la Ginette !

Lorsque le soir eut tiré définitivement son rideau, une dernière mouette passa près d’elle, son criaillement dans le silence installé retentissant comme une alarme. Mais pour qui ? Audible par qui ?

La nuit était arrivée par la côte, recouvrant d’abord les toits, les arbres, la plage puis enveloppant lentement la mer en gagnant le large où l’horizon avait disparu dans un lointain mystérieux. La nuit et la mer s’étaient rejointes dans cette obscurité totale, impénétrable et si profonde qu’elle capture les esprits encore éveillés.

Son tout petit mont Saint-Michel n’était pas bien haut sur l’eau et si, pour l’heure, la mer ne faisait que se pourlécher les babines dans un léger et régulier clapotis, des vagues plus fortes pourraient aisément le submerger, elle avec.

« Faut pas que je m’endorme, faut pas que je m’endorme » se répéta-t-elle. « Si je dors, je tombe et je meurs, faut pas que je m’endorme ! » et elle ajouta, se surprenant elle-même : « Santez Anna béniguet ! ». D’où lui revenait cette exclamation suppliante, cette prière des marins en difficulté ? Alors, à mi-voix avec toute sa simplicité sans détour, elle continua son adresse : « Oui, Sainte Anne, en tant que grand-mère de Jésus, tu me comprends, n’est-ce pas ? Tu vas lui dire à ton petit-fils que me rappeler le jour de l’anniversaire de ma petite-fille Aurélie serait une mauvaise blague. Oh ! Je sais bien qu’à mon âge j’ai fait mon temps et je suis prête depuis longtemps ; mais, tout de même, il peut bien attendre la semaine prochaine, le seigneur, et me laisser faire ma salade de coques. Une dernière fois s’il le veut, je ne protesterai pas. Mais ce grand seau plein, il faut que je le ramène à la maison, que je le fasse cuire et que je prépare le déjeuner pour Aurélie. Treize ans demain, vous vous rendez compte, Sainte Anne ! Une gamine mignonne comme un cœur, avec des yeux amandes d’un vert opale magnifique. Ah ! Je vous le dis, elle va en faire tourner des têtes ! » Après un court silence d’hésitation, elle ajouta « Après tout, pardonnez-moi de vous dire ça comme ça, mais, votre petit-fils, vous en aurez profité plus longtemps que moi de ma petite fille. » Dans le silence nocturne, sa voix fluette montait-elle jusqu’au ciel ? Santez Anna béniguet !

Mais Ginette n’allait pas s’en remettre à la seule providence des matelots et puisqu’il fallait s’occuper l’esprit et qu’elle avait trouvé quelqu’un à qui parler, elle reprit sa conversation :

« Tenez, Sainte Anne, je vais vous dire comment je vais les préparer, moi, ces coques. Je les ferai cuire avec des échalotes et de l’ail hachés très finement. Mais avant, dans une grande casserole je ferai ouvrir les coquillages à feu bien fort avec un vin blanc sec et un peu de poivre pour relever. Pas trop, pour Aurélie. Après je filtrerai le vin de cuisson… dans un Sopalin parce que je n’ai plus de filtre à café en papier ; mais ça marche aussi bien, vous savez ! Et pour finir je réchaufferai le tout avec un bon morceau de beurre demi-sel en mélangeant bien. Je vous assure, ce sera un régal. » Elle se tut un instant et comme Sainte Anne ne l’interrompait pas, elle trouva encore à reprendre : « Oh ! bien sûr c’est un peu fatigant la préparation. Il faut gratter les coques, bien les nettoyer, les faire dégorger et quand elles se sont bien ouvertes dans la casserole, il faut encore les décoquiller. Mais j’ai bien tout mon temps à mon âge. Non, voyez-vous, ce qui me pèse un peu, c’est d’être ainsi penché sur mon évier. Après, j’ai mal au dos. Mais, bon, c’est pour ma petite Aurélie ! Vous voyez, j’ai de l’ouvrage. Il ne faudrait pas que je rentre trop tard chez moi. » Après un autre silence, un peu plus long peut-être, elle ajouta :

« Dites, Sainte Anne, je ne vous ennuie pas au moins avec mes histoires de cuisine ? Mon mari ça l’agaçait. Il mangeait avec appétit, mais sans savoir ce qu’il y avait dans son assiette. Mais vous, je suis bien sûre que vous lui prépariez aussi de bons petits plats à votre petit-fils quand il venait vous voir, car vous l’aimiez comme toutes les mamies et qu’il était un amour d’enfant. »

Et Ginette continua, continua, continua sans que Sainte Anne ait besoin de lui répondre, passant ainsi le temps. Enfin… un bout de temps, car vint tout de même celui où elle dût se taire. Il s’égrena alors lentement, si lentement qu’il disparut dans la nuit, devenant une idée abstraite, et n’exista plus. Aucun repaire dans ce ciel dont on ne voyait que quelques étoiles immobiles dans une nuit noire.

« Dans la nuit noire, sur une pierre noire, une fourmi noire, Dieu la voit » Tiens, d’où lui venait cette phrase ? Une comptine ? Un poème ? Quand l’esprit dérive ainsi, qu’ils sont imprévisibles les chemins de l’imagination et de la mémoire ! Une fourmi sur un rocher, c’est tout tout petit. Une fourmi dans cette immensité figée, une fourmi qui a mal au dos, ses deux pattes légèrement repliées pour maintenir sur les coudes des avant-bras, eux-mêmes las de soutenir une tête endolorie. Les cervicales se coincent, les articulations grincent et s’ankylosent. « Je rouille sur place comme le vieux clou de mon râteau » pensa-t-elle en se rappelant l’avoir abandonné dans sa chute. « Je rouille, mais je ne dors pas. Je rouille mais tiens bon encore » s’encouragea-t-elle. Oui elle résistait bien Ginette, comme la chèvre de Monsieur Seguin (cette idée la fit sourire, encore qu’au petit matin cette histoire-là se termine mal !).

Tiens ! Elle n’entendait plus le chuchotis de l’eau ! Depuis combien de temps s’était-il arrêté ? Aucune idée. Elle venait de s’apercevoir qu’elle n’entendait plus ce petit bruit de lutins frappant son caillou et elle comprenait ce que ce silence signifiait. La mer s’était retirée. Bon – mais voilà – de combien ? Et quelle profondeur restait-il ?

Prudemment Ginette se fit glisser au bas de son abri et posa ses pieds sur le sable. L’eau montait jusqu’aux mollets. Acceptable, constata-t-elle. Elle appuya un pied sur le fond. Du sable. Elle avança l’autre pied. Bien. Encore un pas. Un autre. Et un autre. La voilà maintenant éloignée de quelques mètres. Elle pourrait peut-être rejoindre la plage ? Oui mais la mer, elle monte ou elle descend ? Comment en être certaine ? Et puis de quel côté est-elle ? Quand on se situe au niveau de l’eau, les distances, les perspectives, la vision tout simplement, s’en trouvent déformées comme si l’œil ne percevait que les horizontales. Et puis une nuit sans lune est toute noire. Sur sa gauche elle devine des silhouettes. Des arbres ? Des maisons ? Ou des nuages sur l’horizon ? Si elle se trompait et qu’elle s’éloignait vers le large ? Comment retrouverait-elle son refuge ? Et si elle tombait encore ? Son genou lui faisant encore mal comme – à vrai dire – tout son corps, était-ce bien raisonnable finalement ? Ne valait-il pas mieux patienter un peu plus ? Ginette est là, les pieds plantés dans l’eau, à cette heure très fraîche, hésitante et son esprit trop fatigué tourne au ralenti. Elle a un peu peur, comme une enfant dans le noir de sa chambre n’osant pas sortir de son lit. Et puis non, décidément, mieux vaut attendre. Après tout, se convainc-t-elle, elle a tenu déjà si longtemps qu’elle peut bien patienter encore jusqu’au matin.

Dans cette obscurité, son caillou lui paraît plus gros et plus rassurant qu’au soir et reste décidément l’abri le plus fiable. Aussi doucement qu’elle s’en est éloignée, elle revient vers lui. Mais il faut à nouveau grimper et les articulations protestent, le genou picote sous l’effet du sel, elle se sent plein de bleus partout. C’est encore à la volonté que Ginette parvient à monter. Son cœur arythmique bat trop vite et elle s’efforce à de grandes respirations. « J’en ai vu d’autres. Je n’en mourrai pas. Et puis, si je suis encore là, c’est que Sainte Anne a entendu ma prière et a fait le nécessaire. À moi donc de tenir tout le temps qu’il faudra ». Mais Ginette ne se rend pas compte qu’elle est brisée de fatigue par ces derniers efforts, par cette escapade de trop.

Elle a retrouvé son seau. Oh ! Elle allait l’oublier en partant ! Au fait, pourquoi avoir pêché tant de coques ? C’est bien trop pour elle toute seule ! Et puis que fait-elle là ? Ne devrait-elle pas être dans son lit ? Elle serait si bien, au chaud sous sa couette. Quelle heure peut-il bien être au fait ? A-t-elle perdu sa montre ? Ah ! Elle se souvient que sa petite fille doit venir la voir. Faudrait qu’elle soit rentrée à temps. Elle frissonne maintenant, envahie d’humidité, de froid et de lassitude, d’extrême lassitude.

Et puis elle a sommeil, Ginette. À force tout de même, les yeux sont devenus très lourds. Les fermer un moment, juste fermer les paupières pour les reposer, comme ça. Attendre les yeux fermés puisqu’après tout il fait nuit. Elle veut dormir, point. Dormir. C’est l’heure depuis longtemps. Elle essaye des positions, un moment à demi allongée sur le dos et appuyée sur ses coudes, une autre recroquevillée sur elle-même, les jambes un peu pliées, mais à chaque fois devenant trop vite inconfortables pour les supporter le temps d’un vrai repos. Pourtant la fatigue l’emporte et elle finit par somnoler, s’assoupir, s’endormir, dangereusement. Sa vie tangue alors dans un profond silence et risque à tout moment de se détacher du rocher. « Santez Anna béniguet » Prends soin d’elle !

Combien de temps a-t-elle ainsi dormi ? Revoilà le bruit du clapotis contre le rocher qui pénètre sa conscience et l’éveille.

Le jour s’est un peu levé. Une sorte de transparence grise, peut-être une aube d’espoir. Mais Ginette ne peut plus vraiment bouger. Trop endolorie, ses vieilles articulations trop douloureuses. Elle est là, en suspend comme la plume de Goéland que le vent s’amuse parfois à coller dans l’interstice d’une roche.

La mer, un peu blanche, monte-t-elle encore ? Les vagues sont plus agressives qu’au soir. Ginette ne tiendra pas et sera emportée par la première lame qui la bousculera. Elle ne pourra pas résister, ne résistera plus, elle est résignée, après s’être bien battue… comme la chèvre de Monsieur Seguin, pense-t-elle encore ! Après tout, ce n’est plus elle qui décide et – là-haut – il fera bien ce qu’il voudra. En se dressant un peu elle pourrait maintenant apercevoir la plage, sans âme qui vive et sans doute pour longtemps encore, par ce ciel mauvais !

 À la radio ce matin, la météo n’est pas très bonne et Gaël a décidé d’aller de bonne heure relever ses casiers dans l’anse abritée du vent d’ouest et de rentrer. Ce sera une journée bricolage : un appât à rafistoler, un panier à remplacer, une ligne de fond à monter, de quoi s’occuper. À ce moment – un peu plus de 9 heures – seuls le bruit de son moteur et de quelques mouettes qui l’accompagnent comme des habituées se répand dans l’air marin. Il cherche des yeux ses points de repères habituels. C’est quoi là-bas, sur le petit rocher ? Pas un oiseau. Une tâche orangée, une sorte de boule. Elle a bougé, lui semble-t-il.

Voilà, cette fois l’histoire de Gaël Levinec a rencontré celle de Ginette.

Ginette sera hospitalisée pour début d’hypothermie mais dormira la nuit suivante sous sa couette. Elle a promis de ne plus jamais retourner à la pêche aux coques.

Elle eut son heure de gloire : un journaliste et un photographe sont venus lui poser plein de questions. Un quart de page le lendemain dans les pages régionales avec une photo d’elle avec sa petite-fille. Le titre « À quatre-vingt trois ans, elle passe la nuit sur un rocher ». Ses amies sont très fières d’elle, mais elle, elle est surtout fière d’Aurélie : « Elle est jolie sur la photo, n’est-ce pas ? »

Gaël a refusé de se faire connaître, ne se pardonnant pas de s’être laissé distraire par les fous de Bassan et de n’être ainsi pas venu à son secours la veille au soir.

Début octobre – le temps qu’elle soit parfaitement reposée – il persuada Ginette de l’accompagner dans une grande ballade en mer. Pour elle, une grande première, à quatre-vingt trois ans. Il choisit un de ces rares jours d’été indien où la température est si plaisante de douceur. Le soleil, jamais très haut, offre alors cette lumière pastelle et mordorée si mélodieuse et ombre les reliefs des côtes, soulignant toutes ces îles légèrement embrumées qui parsèment le golfe du Morbihan. À cette époque, enfin désertée des vacanciers, le silence renaît, magistral et laisse l’air résonner des cris des oiseaux affairés, mouettes, goélands, bernaches… et fous de Bassan, qui se hâtent de finir de préparer – comme les Indiens d’Amérique à pareille époque – leurs habitations d’hiver. Ils s’arrêtèrent un moment dans un coin abrité, entre deux îlots, le temps pour Aurélie – qui s’était jointe à la sortie – de pêcher une dorade d’assez bonne taille. Une photo immortalisa la joie générale.

Gaël etGinette sont devenus de grands amis. S’il refuse toujours obstinément de jouer au scrabble, il passe très souvent prendre des nouvelles et tailler une bavette, en apportant une sole, un bar, un maquereau, ou un tourteau… et à chaque grande marée, pour Aurélie, un panier de coques que Ginette continue de préparer. Mais obstinément, à l’instant de repartir, sur le pas de la porte, il revient, en grimaçant légèrement, sur ce fameux soir et sa distraction, à son sens coupable car elle aurait pu coûter une vie. Invariablement elle en plaisante, tantôt en faisant valoir que – si petite et menue avec une voix toute fluette – elle avait tout d’une mouette, disons une grosse mouette, tantôt en faisant remarquer qu’une Bretonne doit se méfier de la marée et doit rentrer à temps, un point c’est tout ! Et puis, ajoute-t-elle parfois en riant, s’il était intervenu plus tôt, elle ne serait pas devenue copine avec Sainte Anne.

Santez Anna béniguet !

 (Cette histoire est inspirée d’un fait divers réel de l’été 2008)

extrait du recueil « Sur le fil »

Partagez sur vos réseaux sociaux

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *