Tout conducteur de voiture étant un badaud qui sommeille, le flot qui circulait parfaitement dans l’autre sens avait ralenti, ralenti pour finir par s’arrêter complètement, lui aussi. Certains voulant participer à l’événement commencent à donner leur avis sur ce qu’il convient de faire et en cette période Roland Garrosienne, et une partie de tennis verbal s’amorce entre les glissières du terre-plein central. D’un côté les “entrants à Paris” favorables à Éric – puisque non concernés directement – et de l’autre “les sortants de Paris” voulant son retour dans sa voiture par anticipation d’une possible amélioration de la situation.
C’est un « entrant » très cool qui engage :
— La voiture est un objet personnel, chacun est libre d’en faire ce qu’il veut.
— Peut-être, monsieur, mais la route est collective et la liberté individuelle s’arrête là où elle entrave celle des autres, retourne une femme bon chic bon genre. (Ah ! c’est un double mixte alors !)
— Vous n’êtes pas « entravé » puisque de toute manière vous ne pouvez pas avancer rétorque un autre, de l’équipe visiteuse, en montant à la volée.
— Nous ne pouvons pas, certes Môsieur, mais nous avons le droit. Il faut bien faire le distinguo, lifte finement un grand maigre débraillé jusqu’à son poitrail velu.
Un jeune homme encore assis sur sa moto et qui sait pouvoir arriver à Paris sans problème veut alors lober tout le monde
— Mais vous êtes ouf ! L’amour a tous les droits. Vous êtes tous des vieux machins !
Alors là, une femme tout excitée, tenant son gosse par la main, tente un retour long :
— Mais ces gens-là donnent un mauvais exemple. Il y a des jeunes dans les voitures qui voient ça. C’est honteux, tout de même ! C’est sûr, elle risque de s’étrangler d’indignation.
Mais il faut bien dire que la balle est un peu molle et un méchant smash en retour est inévitable. C’est un jeune crâne rasé en âge d’être son fils – et qui va traverser Paris pour assister ce soir à un match de foot au stade de France – qui s’en charge :
— Tais-toi donc mamie, t’es trop vieille et t’as perdu la mémoire de la dernière fois qu’on t’a bourriné.
Là, c’est vraiment trop et le mari, un sanguin toutes bretelles multicolores dehors, croit digne et indispensable d’intervenir et voulant dire ce qu’il pense de plus près à ce malotru, trébuche dans le filet-glissière interrompant ainsi la partie aussi rapidement qu’une averse à Boulogne.
Là, regardez ! Un petit monsieur, d’un âge que l’on nomme « avancé » par identification à l’état d’un fromage trop coulant, légèrement bedonnant, en costume beige trois pièces, monte sur le capot de sa 605 métallisée toute neuve, polie et pimpante, et d’énervement commence à piétiner son capot. Sa femme à genoux sur la ligne jaune le supplie de descendre pendant qu’il s’enfonce progressivement dans son moteur.
Mais la philosophie de la vie n’est pas identique pour tous et plus loin les choses sont prises plus sereinement. Une vieille mamie a sorti du coffre de sa petite C4 vert pomme (Je remercie particulièrement Citroën et Renault de bien vouloir sponsoriser cette nouvelle) un petit siège pliant et s’installe en dodelinant légèrement de la tête sur la bande d’arrêt d’urgence pour tricoter avec deux grosses aiguilles rouge fluo. C’est qu’un petit-fils va bientôt arriver et qu’il n’y a pas de temps à perdre pour lui fabriquer un pull (qui sera trop grand) pour l’hiver.
Tout près d’elle, quatre garçons, sortis d’une même Espace, choisissent de faire une partie de foot en prenant des voitures pour poteaux de buts pendant que leur maman discute avec la mamie tricoteuse sur la difficulté de nos jours d’élever les enfants.
Deux jeunes rappeurs sortent leurs guitares et improvisent, assis sur le capot de leur Clio, dont on ne distingue plus vraiment la couleur d’origine sous les calicots anar – écolo – surréalistes.
Les bouchons c’est comme les bonbons
Plus c’est long, plus c’est bon
Il est pas ouf, Sarko
Il circule en jet de chez Dassault
Ta vie sur le bitume
C’est là qu’tu la fumes.
Vous avez vraiment de la chance d’être venus aujourd’hui, n’est-ce pas ?
Un peu plus loin, en pleine file centrale, un homme d’une cinquantaine d’années, grand comme un basketteur, agrémenté d’une fine moustache venant sans doute compenser un crâne radicalement chauve, est monté sur le toit de sa Smart. Les bras levés, les pouces et index joints comme le pape le jour de la bénédiction sur la place Saint–Pierre, il harangue calmement, sur un ton d’homélie les files de voitures : « C’est la fin, mes frères automobilistes, le jour du grand chaos est venu. Le bouchon de notre folie a sauté. Nous devons renoncer à notre vie de pollution. Je vous le dis : l’amour est dans le pré, pas dans nos tas de ferraille. Suivons l’exemple d’Éric et de Sabine (Voilà ! c’est bien « Sabine ») et quittons ces cercueils. Il est encore temps. Les voitures ne circulent plus mais la terre tourne encore et le sang circule dans nos veines. Ne nous laissons pas paralyser par la modernité. Retrouvons les valeurs de l’homme. Aimons-nous et forniquons sans plus attendre pour fêter ensemble ce premier jour de l’été. »
Joignant le geste à la parole, il commence à enlever sa chemise.
Quant aux deux étudiants qui se bécotaient, ils n’ont pas attendu cet encouragement pour prouver que l’amour pouvait aussi se trouver dans une 2 CV. Passés sur la banquette arrière, ils se débrouillent avec la bonne humeur et la souplesse de leur âge. (Une scène qui doit évoquer un souvenir à Éric à en juger à son sourire presque ému)
Toutes portières ouvertes (Il faut vous préciser – bien que cela n’apporte absolument rien à ce récit mais pour respecter mon contrat d’édition – qu’il n’y a que des voitures françaises sur l’A13), des couples sortent et peu à peu forment un cortège à la destinée incertaine. Même les motards béquillent leurs engins devant les voitures et viennent fraterniser. À trois voitures de celle d’Éric, deux grands costauds, vêtus très cadres sup’, se sont « trouvés » et se donnant la main, tout sourire, semblent vouloir à leur tour jouer aux tourtereaux.
A suivre