Dérapage 6/6

Maintenant tous les avertisseurs se sont tus et les moteurs arrêtés, si bien que ce grand bazar prend l’aspect d’une fête champêtre. Vous pouvez même entendre quelques pépiements d’oiseaux qui se sont déroutés par curiosité en remontant sans doute vers quelques ponts de Paris.

Apparaît alors dans le ciel, comme un gros bourdon, un hélico de la gendarmerie nationale venu survoler ce capharnaüm. Un pauvre pantin dangereusement penché en dessus du vide s’époumone dans son mégaphone pour ramener le calme dans une indifférence générale jusqu’au moment où un gamin, armé de son pistolet à eau, fait tomber ce pauvre père de famille en feuille morte dans le champ adjacent sous les applaudissements. Le pilote choisit alors d’éloigner prudemment son appareil et de laisser à eux-mêmes ces gens devenus décidément incontrôlables.

Une jeune fille, au permis de conduire certainement très récent, adossée au haillon arrière de sa petite R5 d’un rose bonbon attendrissant, accorde, tout sourire, un vrai baiser, “avec la langue” confirme-t-elle, à tous les jeunes garçons qui lui jurent d’abord que c’est leur première fois.  » Ne voilà-t-il pas une belle façon de passer le temps ?  » interroge-t-elle des parents dubitatifs. Elle ajoute même, avec un brin de bravade, que cela vaut bien un cours de « sciences nat ».

Un peu plus loin un vieux, vraiment vieux, barbu, tout courbé, s’extirpe péniblement avec l’aide de son épouse d’une Mégane gris anthracite. Bras dessus, bras dessous, ils s’apprêtent à rejoindre les autres quand – se retournant une derrière fois vers l’objet de son crédit sur quatre ans – dans un éclat de rire caverneux et toussotant, il jette ses clés par-dessus son épaule et envoie sa canne faire voler son pare-brise.

Il n’y a maintenant plus personne dans les carrosseries inertes autant qu’inutiles et des petits attroupements se sont constitués par affinité. Là, une partie de pétanque est organisée sur le terre-plein du milieu, les rambardes délimitant aisément les bordures du jeu. Un peu plus loin, entre deux files, des gens de bonne volonté ont sorti de leur camping-car une table et des voisins arrivent avec des boissons rafraîchissantes et des petits gâteaux. Les crèmes solaires circulent plaisamment pour que chacun profite sans danger de ce premier soleil câlin. Une femme au teint naturellement halé avec un fort accent méditerranéen propose même de remettre en route le moteur de sa voiture pour faire griller des merguez.

Suivant les bons conseils prodigués par le gourou improvisé (et inspiré), plusieurs couples ont quitté l’autoroute pour s’ébattre dans l’herbe fraîchement coupée. Les journaux titreront demain sur une gigantesque partouze, ce qui nous changera des “unes” habituelles sur les effroyables bouchons et fera un bien meilleur tirage !

Mais tout ce déchaînement légèrement frénétique ne concernerait pas vraiment Éric. Avec Sabine (cette fois, c’est dit, c’est elle) il aurait bien d’autres idées en tête et voudrait pouvoir maintenant s’éloigner rapidement. (Même si, vous vous en souvenez, c’est dans un ralenti !) Aussi proposerait-il, toujours galant : « Vous ne trouvez pas que tous ces gens font trop de bruit ? Voulez-vous que je les fasse disparaître ?

— Alors vous n’êtes pas que mime mais aussi prestidigitateur ! » s’amuserait-elle.

Il se baisserait en sortant un briquet de sa poche (Tiens, pourtant il ne fume pas !) et une longue traînée d’essence enflammée rejoindrait les voitures à quelques mètres de lui. (Étrangement la flamme se détournerait de la 2 CV, comme maintenue à distance par la chaleur intérieure dégagée par les ébats amoureux.) Pop, pop, elles exploseraient les unes après les autres toutes ces coccinelles à roues, dans une rafale de détonations de pop-corn. Pop, pop, pop.

Boum ! Un léger choc sur le pare-chocs arrière de son coupé Fiat fait redescendre soudainement Éric sur terre. Devant lui l’autoroute est dégagée, sa voisine partie et dans son rétroviseur une C5 noire s’impatiente. Il s’empresse de remettre le contact et de démarrer en s’excusant d’un petit geste de la main. Il se rabat sur la file du milieu – un exploit – en rassemblant ses esprits, un peu abasourdi comme quand on sort du cinéma après un film d’action tout pétaradant. Vous voyez ? Les oreilles, les yeux et la cervelle qui clignotent.

Cette fois il va anticiper pour prendre la prochaine sortie “Saint Germain” et rattraper la route de son domicile, des restes de son rêve encore plein la tête. Cette jeune femme dans la 206 blanche, il s’en est maintenant persuadé, c’est Sabine. Sabine, l’amour inachevé du jeune homme indécis qu’il fût. Improbable coïncidence ou ultime chance échappée ?

Les dépanneuses finissent de dégager les voies et la circulation est redevenue fluide. Éric roule si normalement qu’il arrivera chez lui dans quelques minutes, tout compte fait à l’heure habituelle, malgré le petit détour.

Son chien, un lévrier Sloughi élégant, reconnaissant le bruit de la voiture, se précipitera à la portière en jappant joyeusement. Son fils – treize ans – l’accueillera sur le perron par un « Papa, j’ai ramené mon carnet de notes et il faut que tu le signes. », tandis que sa fille aînée – seize ans déjà – lui demandera, avant même le bisou rituel, la permission de sortir ce soir au cinéma avec son copain. Il trouvera sa femme dans la cuisine, ceinte du traditionnel tablier signal d’un “pas touche”, préparant avec application le dîner familial. Elle ne manquera pas de lui poser la question liturgique, en l’embrassant distraitement avec le sourire de circonstance : « Ta journée s’est bien passée, chéri ?

— Une journée ordinaire, la routine, chérie. Et toi ? » Répondra-t-il aussi expéditivement. Amen. La messe sera dite. Que feriez-vous à sa place ? Il vient de vivre un bouchon in-ra-con-ta-ble !

Alors, dans ces conditions, vous aussi n’avez assisté aujourd’hui qu’au spectacle ordinaire d’un bouchon ordinaire d’un jour de semaine ordinaire et donc un délire ordinaire.

Rentrez bien chez vous.

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