Résonance

 Au sous-sol, curieux, j’ouvris la première porte à gauche. Dans une vaste pièce au plafond bas, je découvris un piano à queue blanc. Son couvercle, relevé, m’invitait à m’approcher un peu plus près. Je devinais les cordes horizontales, en acier et en cuivre, qui se croisaient. Tristement, aucune partition n’occupait le pupitre. Au sein de tant de blancheur, les trente-six touches noires ressortaient encore davantage. L’assise de la banquette en bois clair présentait sur un fond crème des motifs bleus géométriques insaisissables. Fasciné, je suivais du regard la forte cambrure des quatre pieds sculptés. À ma grande surprise, la lyre était composée d’une quatrième pédale, la pédale harmonique ! Située complètement sur la droite, elle offrait la possibilité, grâce à la réverbération par sympathie, de réorganiser la durée des sons, de créer des nouvelles couleurs tonales. Totalement enfoncée, la pédale harmonique équivalait à la pédale forte. En position à demi enfoncée, les étouffoirs restaient levés, mais ceux des nouvelles notes jouées revenaient normalement. Autrement dit, le pianiste pouvait maintenir des accords tout en jouant staccato ou, dans un jeu normal, obtenir un son plus ample par résonance harmonique.

 J’observais ce piano, mais peut-être m’observait-il lui aussi, en silence ? Peut-être me jaugeait-il : « Qui est cet intrus au regard inquisiteur ? Que désire-t-il ? Est-ce un pianiste ? De quel niveau ? Débutant, dilettante, professionnel ? Quelle est l’envergure de ses mains ? Plus important, quel est son rapport à la musique ? Est-il digne de moi ? ».

 Je n’avais rien à prouver à cet étrange piano à queue, mais je décidai de relever le défi et de jouer un morceau. Mais lequel ? Je plongeai en moi, comme en méditation, tout en étant réceptif au caractère unique de cet instrument. J’appelai les œuvres susceptibles de nous faire voyager, tant lui que moi, dans les sphères supérieures de la musique. La Barcarolle de Frédéric Chopin ? L’élégie Funérailles de Franz Liszt ? Ou encore la première Arabesque de Claude Debussy ? Je visualisai le début des trois partitions. Mes doigts se crispaient légèrement. Indécis, sous le regard patient et peut-être légèrement hautain du piano, je réfléchis tellement que j’en vins à penser au cerveau lui-même et à ses deux hémisphères. Le cerveau gauche analysait, structurait, organisait, séparait. Le cerveau droit, lui, synthétisait, faisait preuve d’intuition et de spontanéité. La main gauche était reliée à l’hémisphère droit, celui de l’art, du chant et de la musique. À cette pensée précise, je crus voir frémir le piano, comme un assentiment.

 Triomphant, je m’installai donc sur la banquette, la réglai minutieusement et commençai le Prélude opus 9 numéro 1 pour la main gauche d’Alexandre Scriabine. Horreur ! Le piano se révéla totalement désaccordé !

 Je ris alors de moi-même et de mes fantaisies, et sortis précipitamment, suivi moqueusement par la résonance résiduelle des premières notes discordantes jouées avec la pédale harmonique.

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