Hello darkness

En ce 12 juin, lendemain de son anniversaire, Jean s’est levé comme d’habitude vers 9 heures, a déjeuné tranquillement, fait sa toilette, plié et rangé soigneusement ses affaires, embrassé sa femme – un peu plus longuement et tendrement que d’habitude – avant de sortir en fermant doucement la porte de l’appartement. Jean a un rendez-vous important et incontournable.

Pour s’assurer d’arriver à l’heure et voulant prendre le temps de flâner une dernière fois sur les berges de l’Erdre, le fleuve d’ondes quantiques qui traverse sa ville, il est parti quelques minutes en avance. Sur le dos il n’a revêtu qu’une simple chemisette puisque depuis que les scientifiques ont maîtrisé l’écosystème, la planète Affrosus bénéficie d’un climat programmé doux et ensoleillé du 1er mai au 30 juillet. Les deux trimestres suivants sont chauds et pluvieux, puis froids et secs, donc moins agréables mais plus favorables aux cultures agricoles. Le dernier reste imprévisible pour garder un aléa jugé comme biologiquement nécessaire et le service de renseignements météorologiques ne fonctionne qu’à cette saison. À l’époque de sa naissance, cette régulation n’existait pas encore et si le progrès n’en n’est pas toujours un, Jean reconnait volontiers que celui-ci a amélioré considérablement les conditions de vie de chacun.

 
     De l’autre côté du quai, sur la façade d’un grand immeuble d’un joli bleu horizon, défilent en permanence des vidéos en 3D vantant la vitalité de la société. Un père de famille aux cheveux blancs passe un flambeau à son fils, le visage souriant d’une mère s’efface progressivement pour laisser apparaître en superposition celui d’une adolescente rayonnante et surtout un slogan revient rituellement « Une planète rajeunie est une planète dynamique ».

     Sur celle-ci, comme sur beaucoup d’autres de la galaxie, les autorités ont dû, depuis longtemps, se résoudre à prendre des mesures pour ralentir l’accroissement de la population, à défaut de parvenir encore à en inverser la courbe. Limiter les naissances à un enfant par foyer n’avait pas suffi à contrebalancer l’amélioration constante de l’espérance de vie. Alors, rêvant de déclencher quelques épidémies mortelles, elles avaient supprimé la distribution automatique de certains vaccins, prétextant qu’ils étaient trop coûteux pour la collectivité, parfois nuisibles et au mieux d’une utilité non reconnue. Parallèlement, et au nom du même alibi économique, elles avaient interdit toute recherche médicale susceptible d’allonger la vie; tout ce qui contribuait à vivre mieux était encouragé, à vivre plus vieux prohibé. Jean n’avait jamais été d’accord avec cette idée répandue selon laquelle vouloir approcher de l’éternité est une utopie dont il convient d’éviter à tout prix la réalisation, mais une propagande intense avait marginalisé son opinion qu’il avait donc préféré garder pour lui.

Toujours est-il que ces mesures n’avaient, hélas !, pas été encore assez draconiennes pour atteindre l’objectif souhaité.  Alors, se souvient-il en marchant, voilà maintenant environ un demi-siècle, un nouveau parti politique, le PR : Parti pour le Rajeunissement, fit son apparition. Il mena campagne sur le droit prioritaire du sol aux générations nouvelles. Son programme était simplissime et radical dans sa déclinaison : « La planète appartient aux jeunes qui en construisent l’avenir. » Ce slogan souleva évidemment l’adhésion de toute la jeunesse et même au-delà puisqu’il proposait adroitement le « changement », sans dire explicitement lequel, à part de baisser de deux ans l’âge légal de la majorité. Promesse faite et promesse tenue dés l’arrivée au pouvoir du nouveau gouvernement, histoire de s’assurer sa future réélection. Une fois cette précaution prise, il fit voter, sans réelle opposition, une autre loi encourageant par l’attribution d’allocations familiales la mort volontaire des centenaires. Cette disposition fut accompagnée d’une grande campagne de communication sur le devoir citoyen et humaniste de savoir s’effacer pour l’avenir de ses enfants. Parallèlement, il annonça la réalisation de dispensaires offrant à chacun la possibilité de s’en aller dignement dans un doux sommeil, rêves heureux garantis.

Les élus n’avaient pas un instant envisagé que quelques quidams trop jeunes et déprimés, ou trop pauvres pour faire vivre leurs familles, puissent vouloir profiter également de cette opportunité. Les refuser nécessita donc un amendement restreignant l’application de cette loi à des personnes ayant au moins 80 ans, modification opportunément récupérée politiquement pour démontrer la préoccupation sociale du pouvoir en place. Modification étonnamment contestée aussitôt par une partie aussi minoritaire qu’agissante de la population sous la bannière d’un mouvement « Le droit à la mort pour tous » réclamant haut et fort son abrogation. La mesure votée, les décrets publiés, pas question de revenir dessus. Le Premier ministre tint bon, soutenu bruyamment par sa majorité.

Regardant le fleuve couler doucement et aussi silencieusement qu’un film muet, Jean sourit en se souvenant qu’une fois de plus cette loi n’avait pas soulevé dans la population l’enthousiasme escompté par les technocrates des cabinets ministériels. Pas besoin de sortir de l’EIA (École Interplanétaire de l’Administration) pour anticiper que ce volontariat spontané pour mourir rencontrerait quelques blocages psychologiques. Elle eut néanmoins le mérite, ou l’inconvénient selon son opinion, de commencer à faire évoluer les esprits, d’autant que ce sens civique du dévouement du quatrième âge au profit de la jeunesse, était maintenant éduqué dès la première école. Tout Affrosus passa donc un peu plus tard et sans trop de remous du facultatif à l’obligatoire. Désormais, si l’acceptation par toute personne entre 80 et 100 ans de cette forme de suicide assisté permettait toujours à sa famille de toucher une prime de 2 fois le SMIP mensuel (Salaire Minimum Interprofessionnel Planétaire), au-delà de cet âge, la démarche devenait incontournable et sans plus aucun avantage financier.

Il y eut bien quelques esprits chagrins pour protester. Les militants d’un autre groupe d’opposition, aussi peu nombreux que très actif, le Civipap, « Citoyens Vigilants papistes », montèrent au créneau et défilèrent à leur tour. Pour eux, décider arbitrairement de la date de la mort d’un quidam était prendre la place du Dieu galactique, ce qui était inacceptable et blasphématoire. Des philosophes – qualifiés rapidement de passéistes – essayèrent également de contester l’aspect obligatoire de cette mort, le considérant comme gravement privatif d’une liberté individuelle fondamentale. Ils proposèrent un report de la mesure pour donner du temps au temps, la société devant, selon eux, davantage réfléchir aux conséquences induites sur le sens d’une vie ayant dés la naissance sa fin programmée. Jean avait d’ailleurs à l’époque signé électroniquement, bien que sans trop d’espoir, une pétition dans ce sens. Mais ces manifestations et critiques n’eurent pas assez d’ampleur ni sans doute de violence pour alerter l’opinion au point de faire modifier un tant soit peu les décisions prises. Le Premier ministre rétorqua à ces objecteurs peu citoyens qu’ils étaient une fois de plus en retard d’une réforme, pourtant d’évidence indispensable. Pouvoir mourir dignement, sans subir les avatars de la vieillesse, sans souffrir, et – qui plus est – à la charge de l’État, représentait une chance et un véritable progrès pour chaque Affrosien et Affrosienne.

 

Ces réactions eurent cependant le mérite d’influer tout de même sur les dispositions d’accompagnement prises par le ministère de la Santé. Les anciens dispensaires furent remplacés par des « Maisons du grand âge » plus confortablement aménagées, garantissant à chacun beaucoup mieux qu’avant et quel que soit son revenu, une mort respectable… et propre. On parla même, certes sans grand succès, de « mort plaisante ». Furent embauchés et formés, médicalement et psychologiquement, des fonctionnaires, triés sur le volet, pour constituer une brigade spéciale pour accueillir les centenaires… et les volontaires motivés pour devancer l’appel. Enfin, une ultime mesure, proposée par l’opposition en mal d’exister, fut adoptée, offrant au passage aux autorités la possibilité de se vanter d’écouter ses électeurs. Désormais et pour permettre aux familles de fêter normalement l’anniversaire de leurs patriarches, les convocations ne seraient envoyées que pour prise d’effet le lendemain de leur date de naissance, soit à cent ans et un jour.

 

Maintenant en vue de l’immeuble de sa destination, Jean songea avec regret que les gouvernements s’étaient succédé sans jamais remettre en cause ces dispositions qui avaient démontré une réelle efficacité. Une petite modification avait tout de même été apportée très récemment concernant « uniquement » les personnes non nées sur le sol de la planète. Pour elles, suppression de la subvention et abaissement de l’âge limite au quatre- vingt- dixième anniversaire. C’est que la prospérité d’Affrosus attirait trop de voyageurs-migrants dont la présence perturbait l’équilibre démographique recherché. Il était par ailleurs envisagé, depuis quelque temps et pour des raisons économiques, suite à un rapport d’une commission ad hoc, de sous-traiter à des sociétés privées l’exploitation des « Maisons du grand âge ». Mais lui s’en moquait bien, car il ne serait plus la pour en voir les conséquences !

 

Voilà le rendez-vous qu’il venait honorer. Ayant eu ses cent ans la veille, il était convoqué aujourd’hui à 11h 20 escalier 12, porte 113 de la « Maison du grand âge de l’Erdre ». N’ayant pas procréé et étant en parfaite santé, Jean n’avait eu aucune motivation à anticiper ce moment. Un manque de civisme ? Peut-être ! Il s’en moquait. Il avait cette nuit fait une dernière fois l’amour à son épouse, évidemment plus intensément que d’habitude, aurait pu vivre sans doute encore une bonne dizaine d’années voir plus et, pour tout dire, ne se sentait pas vieux du tout. À force de l’entendre sur tous les médias, il s’était convaincu que la mesure était légitime et saine. Après tout, n’avait-il pas suffisamment profité de sa vie pour laisser la place à la génération suivante ? Et puis, de toute manière l’échéance était inévitable et il faut bien mourir un jour. Maintenant ou quelques années plus tard ne changeait pas grand-chose à l’affaire dans l’espace-temps de la galaxie. Alors, pourquoi pas au lendemain de ses cent ans ? Oh ! Il y avait bien de temps en temps des individus essayaient d’y échapper, des anormaux – et surtout des marginaux asociaux – qui finissaient à chaque fois par être rattrapés et faisant la honte de leurs familles. Pas lui.

 

Il entra donc porte 113 à 11h17 et fut accueilli par une jeune employée, avenante et de toute beauté, qui le félicita de sa ponctualité. (Pour les femmes, un homme assurait la réception : tout était pensé dans le moindre détail pour diminuer le stress.) Elle le fit pénétrer dans une chambre tapissée de velours orangé, lui expliqua avec le sourire qu’après la piqure, parfaitement indolore, il s’endormirait tranquillement. Voulait-il au préalable bavarder quelques petites minutes avec elle ou souhaitait-il passer directement à l’acte final ? Il répondit qu’elle était charmante et très professionnelle mais que c’était à son épouse qu’il avait dit tout ce qu’il avait à dire. Des mots tendres pour tant d’années heureuses de vie commune. Elle allait, quant à elle, atteindre dans quelques jours ses 99 ans et, précisa-t-il , ne désirant pas non plus devancer l’appel, elle ne le rejoindrait donc que l’année prochaine. Enfin, « rejoindrait », façon de parler puisque les enveloppes charnelles étaient systématiquement incinérées et les cendres dispersées dans l’hyper-espace. Paraît-il près d’un trou noir devant les absorber tel un aspirateur pour éviter toute pollution future, mais personne n’avait en fait jamais pu confirmer ce détail et certaines rumeurs avançaient d’autres lieux contestables. Des « fake news », évidemment, et, au fond, peu importait désormais à Jean. Plus son problème. Il n’en avait d’ailleurs plus aucun de problème, prêt à partir maintenant paisiblement et sans aucun regret.

Il demanda seulement à s’endormir en écoutant une dernière fois cette célèbre et très ancienne chanson venue de la Terre : The sound of silence .* “Hello darkness, my old friend
I’ve come to talk with you again”

À 11h 35 Jean avait quitté Affrosus pour l’éternité. À 13h15 ses cendres commençaient à refroidir. Pour l’hôtesse, c’était l’heure de la pause déjeuner.

 

 *  De Simon et Garfunkel

 

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