Défense de toucher.

Mars 2070

Quatre-vingt-douzième jour de prison. Quatre-vingt-douzième jour de détention provisoire.  Les tribunaux étant submergés et Didier récidiviste, son jugement passait automatiquement après ceux des primo -délinquants.  Il paraîtra en « comparution immédiate » cet après-midi. Si la première fois il avait été condamné à trois mois  avec sursis, cette fois, il ne se faisait aucune illusion, il n’y couperait pas : ce serait du ferme.

Quatre-vingt-douze jours de complet isolement. Quatre-vingt-douze jours dans une prison dernier cri avec effectif  de personnel minimum pour réduire le budget de la Justice au maximum. Distribution des repas automatisée, dans chaque cellule un appareil de stretching avec tapis roulant et trois choix d’écrans : montagne, mer et forêt. Pas de sortie collective dans une cour, pas de visite, seulement autorisés des échanges par mail avec mot de passe spécifique délivré (le mot fait sourire Didier) par le directeur de la prison et uniquement sur des adresses préalablement listées, aucun contact même visuel avec les gardiens.

Didier a déjà eu droit à deux entretiens virtuels avec son avocat. Pas le même que pour son premier jugement. Trop cher. Celui-ci, il l’a choisi sur  Tripadvitôle» une application à laquelle tout détenu a le droit d’accéder depuis sa cellule. Classé 2 étoiles dans la rubrique des « économiques pour affaires simples ». Les visites se font par l’intermédiaire de Skypetôle.  Il fallait commencer par donner ses références bancaires. Cinquante pour cent des honoraires au premier rendez-vous et le solde le lendemain du jugement. L’avocat n’étant pas dans son bureau lors de leur première discussion, ils avaient communiqué en bas débit et celle-ci avait été un peu perturbée par des problèmes de connexion, image et son décalés.  Il s’était cependant consciencieusement  débrouillé pour obtenir un temps plus long pour la seconde fois, c’est-à-dire juste hier.

« Ce qui m’ennuie un peu, c’est que la juge est une femme et qu’elles sont plus intolérantes que les hommes pour ce type de délit. » avait-il souligné avant de conclure sur un ton qu’il voulait rassurant  « Mais je vais préparer sérieusement votre défense, ne vous inquiétez pas. » Il avait ensuite coupé rapidement la communication, ayant visiblement un autre appel en attente. Avocat c’était un bon job ! Cette fois, sur son conseil, Didier avait accepté de plaider coupable, les faits étant indiscutables et commis devant plusieurs témoins. L’espoir résidait donc seulement dans une réduction de la peine.

Curieusement il se sentait assez indifférent à ce jugement tout proche, plus préoccupé par les motivations sincères de son acte que par ses conséquences futures. Il avait un drôle de sentiment mélangé. Il se savait juridiquement coupable, sans parvenir toutefois à sincèrement regretter, sans vraiment savoir pourquoi. Une pulsion certes, il en convenait mais étaient-elles toutes réellement déviantes ?

L’écran dans sa cellule s’alluma automatiquement et le logo de « Skypetôle » apparut tandis qu’il entendit une voix de synthèse annoncer solennellement : « Madame la juge. » Celle-ci apparut aussitôt, assise derrière son ordinateur avec à ses côtés ses deux assesseurs, regards pareillement fixés sur leurs écrans respectifs. Ils enchainaient les affaires par numéro de détenu, chacune d’elles devant se dérouler dans un temps codifié… toujours pour réduire les coûts !

Puisque c’était sa deuxième comparution, Didier ne fut pas surpris de la méthode, se rappelant même en souriant qu’au premier procès, il avait eu le réflexe de se lever. Tout lui, qui fonctionnait pour tout à l’ancienne, ses amis le plaisantant souvent qu’il venait d’une autre époque !

« Bonjour monsieur, la communication est-elle claire et fluide ? commença-t-elle.

  • Oui, madame la juge, répondit Didier aussitôt
  • Votre avocat est-il présent ?
  • Parfaitement, s’empressa de confirmer celui-ci de son bureau.
  • Très bien, alors commençons sans perdre plus de temps. »

Suivit la déclinaison d’identité, une séquelle inutile des procédures anciennes puisqu’elle avait sur son écran une fiche très complète. Elle énonça ensuite l’acte d’accusation qui apparut simultanément en sous-titrage et resta visible en pop-up toute la durée du procès, c’est-à-dire 12 minutes.

« Viol physique et tentative de viol psychique sur un quidam. Rien que ça ! Bon, je crois que le prévenu reconnait les faits, enchaina-t-elle.

  • Absolument, répondit aussitôt l’avocat
  • Peut-il les expliquer ?
  • Un simple geste, madame la juge, un simple petit geste.
  • J’aimerais entendre l’accusé lui-même, si vous voulez bien, coupa-t-elle sèchement, si bien que cette intervention fut la dernière de l’avocat. (Mauvais pour la note que son client lui donnera ensuite sur Tripadvitôle !) Vous êtes donc accusé, monsieur, de viol physique, accompagné d’une tentative de viol psychique, en outre avec récidive et cette fois sur un homme. Êtes-vous conscient, monsieur, de l’extrême gravité des charges ?
  • Cet après-midi-là il faisait très beau. La pluie était plus fine que d’habitude et nettoyait si bien l’air des particules de CO2 qu’on pouvait presque deviner le ciel. C’était assez exceptionnel d’où mon envie, impulsive je le reconnais, d’en faire profiter mon voisin assis à côté de moi dans le tram.
  • Et donc ? Poursuivez, s’il vous plaît.
  • Et donc, comme il était absorbé par son I-max, j’ai voulu attirer son attention en tapotant son bras tout en lui suggérant de regarder par la fenêtre du tram.

(Depuis que l’I-max avait remplacé la dernière génération d’I-Phone vers 2025, chacun, dès son plus jeune âge, en avait toujours au moins un sur lui. Tellement pratique cette petite feuille qui se déroule sur une simple pression et se range dans un étui de la taille d’un cigarillo. Ingénieux, incassable, inrayable, imperméable … inévitable !)

  • Merci de vous approcher de votre ordinateur, je ne vous vois pas bien. Donc votre voisin rentrait tranquillement chez lui retrouver sa femme et ses enfants. Vous aviez vu, bien entendu que son I-max était allumé, ses écouteurs sur ses oreilles et qu’il était donc, disons ailleurs. Sans doute très loin de vous, n’est-ce pas ?
  • Didier hésita et balbutia : je n’y avais pas prêté attention, il était juste à côté de moi.
  • Mais enfin, monsieur, c’est un voisin sans I-max qui se remarquerait ! D’ailleurs le vôtre était sans doute allumé.
  • Non, madame, je l’avais éteint juste avant de monter dans le tram après avoir reçu un SMA (Short Message audio, pour ceux qui ne suivent pas !)
  • Autrement dit votre comportement était déjà bizarre si ce n’est suspect.
  • Didier hocha la tête et calmement commença à expliquer :  J’étais amoureux et…
  • Au fait, vous êtes toujours professionnellement écrivain ? l’interrompit-elle.
  • Oui, toujours. Répondit Didier, surpris de cette question.
  • Et vous en vivez ?
  • Oh ! non, pas vraiment. Personne n’en vit de nos jours.
  • Alors pourquoi vous ne faites pas scénariste comme tous vos collègues ? On ne lit plus de livres de nos jours !
  • Vous avez sans doute raison, madame la Juge, j’aurais dû. D’un autre côté, il faut bien que quelques-uns continuent les anciens métiers pour qu’on en conserve la mémoire. Voyez les forgerons, ils ont disparu et c’est bien dommage. Et puis j’aime écrire, alors j’ai voulu être écrivain. Je sais : ça aussi c’est dépassé.
  • Vous êtes un curieux personnage décidément.  Après un court temps de réflexion, elle ajouta :  ma question avait pour objectif de permettre à la cour de mieux cerner votre personnalité. Bon, poursuivez, s’il vous plait, ce que vous nous expliquiez.
  • Je disais que j‘étais amoureux et que je venais de recevoir de mon amie un SMA me donnant un accord pour un premier rendez-vous virtuel pour le soir même. Bon, ce n’était pas encore le restaurant, mais c’était déjà un espoir de réciprocité de sentiment. J’étais fou de joie.
  • Je ne vois pas le rapport avec ce qui justifie votre présence devant nous aujourd’hui. Était-ce une raison pour violer votre voisin ? »

Didier vit la juge couper un instant le son et se pencher vers ses assesseurs pour une courte discussion. Puis elle reprit sur un ton plus encourageant : « Continuez d’essayer de nous expliquer votre geste, monsieur, mais faites bref s’il vous plait.

  • Et bien, j’étais tout heureux, j’explosais même de bonheur. J’avais maintenant toutes les raisons de croire qu’elle m’aimait. C’était formidable !
  • Oui, bon et alors ?  s’agaça-t-elle.
  • Je vous répète : j’étais heureux , le temps était beau et j’ai voulu en partager le plaisir avec mon voisin, un point c’est tout.
  • Le plaisir ? Vous y allez un peu fort. Ce n’est pas l’avis de la victime ! Donc vous lui avez pris brusquement le bras…
  • Oh ! je l’ai simplement touché. Juste touché, pour attirer son attention.
  • Oui, et cela contre sa volonté, on est bien d’accord ? Vous l’avez dérangé en le surprenant pour lui montrer quelque chose qu’il ne cherchait pas à voir, c’est qualifiable, vous le savez, de tentative de viol psychique. Vous avez encore de la chance que l’expert qui a examiné la victime n’ait pas trouvé de trace de troubles subséquents.
  • Oui, certainement, puisque vous le dites. Et en baissant la voix, Didier ajouta : c’était un geste spontané d’amoureux. Je ne pensais pas à mal.
  • Mais vous rendez-vous compte de la vie que nous aurions si – à chaque fois que quelqu’un est amoureux – il pouvait ainsi perturber son voisin ? Invivable !
  • Autrefois… » tenta timidement Didier, aussitôt interrompu sèchement.
  • Aujourd’hui, à notre époque, monsieur, vous voyez des gens dans les lieux publics se parler ou se toucher ?  Non. Nous sommes dans un monde évolué, civilisé, policé, éduqué. Chacun a le droit de vivre sa vie sans être perturbé par celle des autres, de s’isoler en déroulant sa feuille I-max et en branchant ses écouteurs, comme il le veut et où il le veut. C’est un grand progrès, un acquis, chacun a ce droit et personne n’a celui de le troubler. Chacun respecte autrui et votre acte porte dans notre code pénal un nom que vous  connaissez, n’est-ce pas ?

Elle était visiblement en colère et Didier préféra ne pas répondre. Répondre quoi d’ailleurs ? Il était mal à l’aise. Oui, il avait eu une impulsion. Ce n’était pas la première et il se savait capable de recommencer. Ce voisin de trajet avait été tellement surpris qu’il en avait laissé tomber sa feuille I-max. En se refermant, elle avait roulé dans l’allée, attirant l’attention de plusieurs personnes ainsi également perturbées et qui s’étaient ensuite volontiers portées volontaires pour témoigner. Actes normaux de civisme . Ledit voisin n’avait évidemment pas compris l’intention de Didier et avait eu peur. Personne n’avait jamais tenté de communiquer ainsi avec lui dans un transport collectif ! Depuis bien longtemps chacun y monte, son appareil branché, son film en cours de diffusion ou son jeu commencé, sans conscience réelle de l’existence de ses semblables. Il les ignore d’autant qu’il peut déballer à haute voix sa vie la plus intime à son I-max, les autres ne l’entendant ni ne le voyant puisqu’ils font la même chose au même moment. Oui, vraiment, Didier avait surpris, et semble-t-il gravement troublé, ce quidam.

Devant le silence de Didier, la juge reprit, sur un ton plus calme.

« Vous avez donc bien conscience qu’en prenant le bras du plaignant, vous l’avez perturbé et que de vouloir lui adresser à ce moment la parole était une agression verbale ?

  • Agression, pas vraiment, chercha-t-il à se défendre. Au contraire, je voulais…
  • Prétendriez-vous qu’il était consentant, l’interrompit-elle, sur un ton cette fois irrité ?
  • Non, non, je ne dis pas ça, mais il me semble que…
  • Bon, je préfère ! Je vous rappelle que vous plaidez coupable. Donc s’il n’était pas consentant, vous l’avez bien contraint à un rapport physique et c’est là-même la définition du viol.

Sur la demande d’un assesseur, elle coupa encore le son un moment avant de reprendre.

  • Voilà. Maintenant, monsieur, il nous reste 2 minutes pour juger votre affaire. Avez-vous quelque chose à ajouter ?
  • Peut-être pourrais-je bénéficier d’un suivi psychiatrique me permettant une réinsertion ?
  • C’est déjà ce qui aurait dû être tenté la première fois, concéda-t-elle, mais je crains que vous soyez inguérissable tant vous ne semblez pas évaluer la gravité de votre acte.
  • J’étais amoureux, soupira-t-il encore comme résigné, mais ajoutant aussitôt avec une fermeté soudaine comme s’il venait d’avoir une révélation : d’ailleurs je suis toujours amoureux et c’est bon de l’être.   Oui, voilà, c’est pour ça qu’il ne se sentait pas coupable. Mais qui pouvait comprendre aujourd’hui ? Pas une juge et plus à cette époque !
  • Haussant les épaules, celle-ci se retourna vers ses voisins pour un délibéré rapide et commença, sur un ton solennel : pour ce qui est de la tentative de viol psychique, compte tenu de la brièveté de l’échange et de l’absence de conséquences pour le plaignant, la cour décide de classer sans suite. Pour ce qui est du viol physique, celui-ci étant établi et reconnu, qui plus est la victime étant de sexe identique et s’agissant d’une récidive après un acte semblable commis cette fois sur une femme, aucune circonstance atténuante ne peut être retenue. La cour vous condamne à… »

Mais personne ne sut jamais à quoi. Une météorite de dix-sept mètres de large et pesant dix mille tonnes venait d’entrer dans l’atmosphère. Selon les plus éminents scientifiques, elle aurait dû seulement « frôler » la terre à un milliard d’années-lumière. Elle eut l’humeur de dévier de sa trajectoire et vint s’écraser sur notre planète à l’instant de l’énoncé du jugement. Elle libéra dans une gigantesque explosion cinq-cents kilotonnes d’énergie soit l’équivalent de trente fois la bombe d’Hiroshima,  détruisit ainsi un bon quart de notre planète et une bonne moitié des psychopathes y vivant, qui s’apprêtaient  d’ailleurs à faire à peu de choses près, simplement un peu plus tard, les mêmes dégâts par leurs bombinettes nucléaires.

 

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