Le passage

Je me réveille. Tout semble brouillé. J’ai froid, il fait sombre. Un bruit étrange parvient à mes oreilles.

Cela résonne bizarrement, ça me fait mal aux tympans, ça pénètre dans mon cerveau. Très loin dans les circonvolutions de mes neurones. Je ne savais pas que ma tête était si grande, si profonde. On dirait qu’elle s’est étirée comme les montres dans un tableau de Dali. Je la sens molle et allongée. Flasque, distendue et froide. Marmoréen. Mon corps aussi est gelé. Je grelotte, je tremble même. Mes bras quasi congelés sont difficiles à bouger. Gourds, longs, mous malgré tout. J’essaie de remuer mes jambes pour les sortir de cette gangue glacée qui les entoure. Mes pieds me semblent être à l’autre bout de l’univers, dans le froid glacial de l’espace sidéral noir et vide. Bizarre, cette impression. Je pense que je suis dans un trou noir de l’espace étiré, distendu dans cette espèce de tube si chaud à l’extérieur, d’après les scientifiques, mais si froid à l’intérieur selon mon expérience.
Pensée ridicule. Mais température glaciale. Je dois bouger ou je vais mourir congelé. J’essaie encore et encore d’activer mes muscles. Je donne un ordre à mon cerveau : rallume tout ça !
Ma tête émerge enfin. Je vois une lumière au loin, un halo plutôt. Il brille de plus en plus. Il scintille devrais-je dire, comme une boule de neige ou un iceberg. Je m’en rapproche si vite ! Ma tête me semble moins longue, elle raccourcit et se gonfle. Je sens comme un choc brutal. On dirait que mon corps a fait l’élastique et qu’après s’être distendu, il se rétracte trop vite, trop fort. Mes bras ! Mes bras se durcissent en reprenant leur taille normale et en retrouvant leur élasticité. C’est aberrant ! Je constate cela dans tout le reste de mon corps. Un flash puissant m’inonde de lumière. Aaahh ! Ma tête va exploser !
Brusquement, je me souviens de tout ! La fusée, l’envol, la Terre qui s’éloigne, l’espace froid et noir qui m’engloutit. Me suis-je endormi pour plusieurs siècles, comme prévu ? Je devais voyager dans l’espace glacial entre les planètes, sortir du système solaire, aller loin, très loin au bout de l’univers, là-bas vers le Big-bang d’où était arrivé un signal. La vie extra-terrestre. Je suis certainement arrivé. Mais où ? Et avec qui ? Car la survie n’était pas garantie.
Nous étions quatre à faire ce voyage. Que sont devenus mes compagnons, deux femmes et un homme. Il faut que j’aille voir leurs cabines cryogénisées. Mais pour l’instant impossible de bouger. Ce froid n’est pas normal. Je me fais violence et arrive à me déplacer avec difficulté. J’ai l’impression de tanguer quand je marche. La première cabine est toute noire. Pas normal. La deuxième est éclairée, mais la vitre semble étoilée en plein milieu. Le froid vient probablement de là. La troisième est vide ! Mais où est passé Najcemar ? Je n’ai pas le temps de chercher. Un cri d’horreur me glace le sang. C’est la voix de mon ami. De quoi a-t-il peur ?
Une bête immonde se jette sur moi. Elle essaie de me mordre. Elle ressemble à un bonhomme de neige qui aurait des faux en guise de membres. Ses dents longues et acérées essaient de m’arracher un morceau de bras. Je saisis une hache d’abordage glissée dans une niche de secours et en frappe le monstre. Il crie encore, de douleur, et me dit en suppliant :
– J’ai faim, Norbert, je dois te manger !
La bête est Najcemar ! Mon Dieu ! Mais que lui est-il arrivé ?
– Arrête, lui dis-je. Il y a des vivres dans la cambuse.
– Ai tout mangé avant Élisabeth articule-t-il avec difficulté.
Il bave, ses yeux fous exorbités me fixent avec envie. Soudain il se lance à nouveau et sa main aux ongles immenses et fins comme une lame de sabre japonais frôle mon épaule. Je lui jette la hache. Elle se plante en plein milieu de son front, le tuant net. Son sang gicle. Le jet épaissit un peu avant de s’arrêter. Cela forme une sorte d’arche rouge glacée qui maintient Najcemar dans une position grotesque à demi debout, un bras levé, la bouche ouverte sur des dents pointues. Il est figé pour l’éternité. Mon cœur se calme et les battements redescendent.
Les deux femmes sont mortes. Il reste un morceau encore congelé d’Élisabeth sur la table de la cuisinette. Françoise est allongée dans sa cabine percée, entièrement recouverte de glace. C’est la fuite de gaz cryogénique qui a dû la tuer et m’a réveillé à temps pour ne pas être dévoré par Najcemar.
Je vais mieux à présent et commence à m’organiser. D’abord faire un point précis de ma situation. Où en suis-je ? Mes instruments me disent que nous avons voyagé quinze mille trois cent dix-huit ans et que nous avons traversé avec le vaisseau spatial une immense boule de feu. Et je comprends soudain. Je suis de l’autre côté du Big-bang. Je suis passé dans l’univers d’avant l’univers. Dans le contraire de notre espace, de l’autre côté du trou noir de la création. Je suis dans le royaume du néant, celui du froid. Et ce halo qui grossit devant moi est une planète sans chaleur.
Mes instruments me donnent sa température : – 15°. Je devrais m’y faire. Je commence à me sentir mieux. Le froid me gêne moins. J’ai l’impression que mes bras et mes jambes fourmillent et se multiplient. Ma tête semble rentrer dans mes épaules. Sensations étranges et agréables en même temps.
Je décide de faire le tour complet de cette planète pour voir s’il y aurait un endroit possiblement plus accueillant. Rien. Tout est pareil. Il y a bien des choses étranges aux abords de ce qui semble être des lacs gelés. Il faudrait que je me pose près d’un endroit comme ça. Je vais mettre le pilotage automatique et me reposer un peu. J’analyserai les enregistrements après, tranquillement. Je vais m’allonger dans ma cabine. J’ai du mal à m’installer, je roule sans cesse d’un bord à l’autre de la couchette. Au moment où je m’assoupis, je crois entendre un léger glissement. Je regarde Najcemar qui est toujours figé au milieu de la chambre. RAS. Je ferme les yeux. Un autre bruit me réveille complètement. Je ne rêve pas, je vois une ombre se déplacer vers la cabine de pilotage. J’entends un souffle rauque. Mon pouls remonte à toute vitesse. Je dois me relever. Il le faut. Mais je suis encore bien faible. Je tombe en sortant de mon lit. Je roule au sol. Le froid me reprend de plus belle comme si on avait ouvert une porte de congélateur.
Le souffle reprend. Ce ne peut être que Françoise. Pourtant Françoise est morte. Enfin, m’avait-il semblé. J’ai peur. J’ai froid et je suis terrorisé.
Le souffle rauque vient vers moi. Je me cache sous la table. Enfin, je me glisse dessous. Je me fais tout petit. Je me mets en boule. Et quand la chose Françoise se penche vers moi, je lui enfonce dans l’œil mon couteau de survie. Elle pousse un cri horrible avant de s’effondrer.
Je me relève et fonce au poste de pilotage dans lequel je m’enferme.
Tiens, quelque chose bouge en bas sur la droite. C’est quelque chose d’étrange. C’est rond, blanc sale, avec plusieurs aspérités de longueurs différentes. On dirait qu’elle m’a vu. J’ai l’impression qu’elle m’a vu. Où sont ses yeux ? Je fais atterrir mon engin. Enfin, je le pose sur ce qui ressemble à un sol. L’analyse des gaz de surface me donne une bonne nouvelle : c’est respirable.
Je sors donc à la rencontre de la chose. Elle roule vers moi. Elle est tout près à présent. J’ai soudain une appréhension. Comment va-t-elle m’accueillir ?
– Eh, bonjour ! T’as un cadeau à me filer ? me fait-elle comprendre de son langage télépathique.
Surpris, je pense assez bêtement (et encore un peu gelé) que je n’ai pas pensé au cadeau de bienvenue.
– Tant pis. Tu sais, j’aime bien ta couleur blanc cassé et ton corps ovale. Tu viens de loin dans l’espace ?
Mon corps ovale ? Ma couleur blanche cassée ? Mais de quoi parle-t-elle ? J’entends dans mon cerveau :
– Je parle de toi tiens ! Tu es différent, mais j’aime bien.
La chose me tend quelques tentacules aux bouts ouverts en étoile palmée. Je sens beaucoup d’amitié de sa part. Alors je lui tends aussi quelques-unes des miennes, nos étoiles ventouses se mêlent et je sens une immense félicité m’envahir.
Moins 15° ça me va.

 

Des parchemins découverts récemment à Ein Gedi sur la mer Morte semblent avoir été écrits par un Jésus rebelle à la pensée de son Père.

Jean-Marc Irlès

 

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