Dérapage (4)

Bref résumé: Eric, pris dans un embouteillage monstre, rêve en regardant la conductrice de la voiture d’à côté.
Je vous propose maintenant d’aller discrètement dans son “ailleurs.” Soyez attentifs mais silencieux, s’il vous plaît. Que s’y passe-t-il ?
Cette femme, belle et souriante, sort de sa voiture très posément, contourne lentement la sienne par l’avant. Oui, pour qu’il ait tout le temps de l’admirer. Tiens, elle porte bien une jupe ! Et même une jupe écrue. Mais plus courte encore qu’il se l’était représentée en premier. Nettement plus courte ! Elle a bien raison d’ailleurs car ses jambes sont magnifiques et sont faites pour être regardées et désirées. Il baisse sa vitre d’une pression négligente tandis qu’elle se penche pour lui dire tout naturellement d’une voix posée, un peu haute, harmonieuse bien que légèrement cassée : « Vous êtes un très bon mime et vous m’avez beaucoup amusé, Éric. J’apprécie les hommes qui me font sourire. Aux gestes voulez-vous que nous joignions la parole… et ajoutions peut-être d’autres gestes ? Quittons ce troupeau et prenons pour nous ce temps bloqué. Vous me parlerez de vous, je vous parlerai de moi et nous apprendrons ainsi à nous connaître.» Son visage penché vers lui transmet un léger et ravissant parfum de jasmin embaumant la voiture. Il ne prend pas un air offusqué. Certainement pas ! Pourquoi le ferait-il ? Peut-être lui répond-il qu’il serait grossier de refuser une telle proposition, qu’il s’ennuie aussi, comme une sardine dans sa boîte. Par prudence ou réserve naturelle, il la prévient qu’il n’est pas d’un naturel bavard et que sa vie ne vaut pas le détour. Vous noterez qu’il n’est même pas surpris qu’elle connaisse son prénom mais rien n’est anormal ou surprenant dans « l’ailleurs », c’est ce qui en fait son charme.
« Et bien je parlerai et vous me regarderez, cela vous convient-il ? » lui répond-elle sur un ton mi-moqueur, mi-enjôleur. Elle ajoute : « A moins évidemment que vous ne soyez attendu. » Ils continuent ainsi tous les deux à s’amuser un moment dans une improvisation très théâtrale :
— Attendu certes, mais disons que mon absence sera remarquée comme celle d’un tableau dont il reste la marque de l’encadrement sur un papier peint défraîchi.
— (en riant franchement) J’ai l’impression alors de détourner un meuble !
— (sur la même longueur d’onde) Seriez vous une serial killer des ménages, recherchée pour enlèvement des maris ?
— (avec une adorable petite moue contrite) Non, disons que nous serions l’un pour l’autre une première fois, l’audace improbable d’exister dans le délice d’un instant.
— Oui, vous avez raison, il est toujours merveilleux d’oser. Alors, osons.
Ils laissent là leurs voitures au milieu du flot et, dans un ralenti de cinéma, commencent à s’éloigner ensemble. Dans une auberge justement à quelques mètres de là, tout à fait romantique, ils prennent tranquillement l’apéritif à une terrasse pleine de soleil avant d’y faire délicieusement l’amour.

Mais leur départ ne pourrait pas se faire sans provoquer de multiples réactions. Écoutez.
D’abord, juste derrière eux, le klaxon nerveux d’un avertisseur à plusieurs tons d’un « plus déjà tout jeune » qui veut encore faire un peu « in », suivi immédiatement d’un autre rappel à l’ordre tout aussi péremptoire d’une corne de brume, grave et fortissimo distinguant un monsieur bien portant et réputé gai luron. Et maintenant, se joignant à ce début de protestation ambiante, le rhinocéros enroué d’une voiture de collection (à moins que ce ne soit le chauffeur qui soit ancien !) puis un autre et un autre jusqu’au concert totalement multiphonique et surtout cacophonique. Écoutez bien encore car, si nous avons de la chance, vous pourrez entendre de temps en temps un « triangle »… Enfin je veux dire le croassement ridicule de la grenouille d’un avertisseur qu’une vieille fille s’enhardit à faire fonctionner, elle qui n’a découvert cet instrument de bord que par inadvertance en posant son sac à main sur le volant il y a peu.
Un homme sort rapidement de sa voiture et tonne avec véhémence en levant les bras au ciel : « Vous ne pouvez pas faire ça. Rendez-vous compte du bordel que vous allez créer ! » Un autre, manquant de s’étrangler dans la vitre mal ouverte, acquiesce et menace en hurlant dans les aigus : « Revenez ou j’appelle la police. C’est inadmissible. Si tout le monde en faisait autant ! » Un troisième, chauffeur-livreur de son état, sort furieux de son master Renault tout verdâtre et poussiéreux en s’écriant « Je vais vous y remettre, moi, dans votre voiture » et amorce un sprint de niveau olympique quand l’ouverture peut-être inopinée d’une portière met KO ce qui – dans son entre-jambe – lui tenait lieu de cerveau.
A suivre

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