Rue Racine. Un vieux music-hall de la fin du siècle dernier. Une porte à tambour qui bat dans le vide, des couloirs coudés, des escaliers en pente raide. Des fauteuils rouges, une scène, une avant-scène, et des coulisses poussiéreuses. Des plafonds en plâtre tarabiscoté. Des masques d’acteurs célèbres ou non de la Belle Epoque. Voilà le domaine de l’homme sans nom.
Il est un peu fou, très orphelin. Surtout quand il lui arrive d’oublier ce qu’il cherche. Son nom par exemple. Ou son chemin. Ou les deux. Comme aujourd’hui.
– Descends la rue Racine, entend-il soudain près de lui. Va jusqu’au terminus de la ligne de tram,. Sors de la ville. Après , il y a l’autoroute…. »
Il se moque bien de l’autoroute !
– Prends l’autoroute, sortie 22, ralentis, prends la bretelle. Ca fait une grande courbe tu ne pourras pas te tromper. Continue, continue… »
Ca va, ça va, il a compris.
– Après le stop. la départementale 90. Deuxième à gauche, une petite route avec des nids de poule et des cahots. File tout droit jusqu’au village. Après la voie ferrée, tu trouveras le clocher. Tu peux pas te tromper, c’est le seul, avec un thon à la place du coq ! Autrefois, ce bled-là, c’était une île. Avec un port, des chalutiers, des thoniers. On dit que tout ça dort sous les dunes, au bout du village, près des hortensias bleus. Les hortensias bleus, tu connais ? «
Il connaît. C’est la fleur préférée de Mélanie. Mais il n’a pas envie de partir. Son île à lui est ici. Avec ou sans hortensias . Avec ou sans clocher. Peu importe. Cela lui convient très bien. Et puis, Mélanie l’attend.
– Encore plus loin, de l’autre côté des dunes, il y a l’océan.
Il sait. Mais il n’est pas pressé de partir. Son chemin est ici. Son nom est ici, et ça va lui prendre du temps pour les retrouver, mais il a tout son temps maintenant !
Il avance entre les photos accrochées aux murs. Tous ces visages, tous ces corps en noir et blanc lui sont familiers.. Il est au milieu d’eux comme au milieu d’un pays. Parfois il croit entendre les voix qui se sont éteintes depuis longtemps. Et ça lui fait tout drôle. Il ferme les yeux, il écoute ce murmure qui grandit dans sa tête. Il se sourit. Il pense à Mélanie. Tous les clichés d’elle ont disparu. « On ne devrait pas vieillir, mon ami, jamais ».
Quand il pousse la porte des loges, en haut de l’escalier, il est ému. Il songe à Mélanie prenant des poses et se maquillant devant les miroirs.
Ce soir, il se dépêche, il doit la rejoindre… Peut-être lui dira-t-elle quel est son nom, son vrai nom, le sien. Celui qu’il est venu chercher ici. Peut-être ne lui dira-t-elle rien. Elle est tellement imprévisible !
Oui, Mélanie est là, sous les toits, dans la pièce mal éclairée. Robe noire, cheveux relevés. Maquillée, sûre d’elle.
– Bonsoir.
– Bonsoir.
Elle enfile ses longs gants, elle sort. Il s’efface pour la laisser passer. Ensemble ils descendent le petit escalier en pente raide. Et puis soudain, pourquoi lui parle-t-elle ce soir – justement ce soir ? – des hortensias bleus et de l’île engloutie là-bas, sous les dunes.
» Une île sous le sable, vous imaginez cela, mon ami ? Moi, ça me fait rêver.
Il ne répond pas.
» Vous m’y emmènerez un jour, n’est-ce pas ?
Il ne promet rien. D’ailleurs, elle n’écoute pas la réponse. Elle s’installe déjà pour dîner dans la grande salle du rez-de-chaussée, près de la scène. Le maître d’hôtel s’empresse. Peu à peu la salle se remplit. Nappe blanche, vaisselle fine, verres de cristal. Le vin est délicieux, les lèvres de Mélanie si gourmandes, l’homme si attentionné. Il finit par oublier ce qu’il est venu chercher : son nom.
Cette soirée ressemble à celle de leur première rencontre, pour la générale. Il lui semble reconnaître du monde. Ce cavalier fringant, là-bas, n’est-ce point Igor ? Le bel Igor aux yeux de steppe. Et cette jeune personne, mais oui, c’est Lola, en grande conversation avec le vieux James, un lointain châtelain de souche écossaise apparenté à la famille royale, dit-on. Une vieille baderne, oui ! bien qu’il n’ait pris ni une ride ni une livre.! Tant d’autres encore ! Il n’en revient pas. Il veut interroger Mélanie mais elle n’est plus là ! Il s’inquiète. Le maître d’hôtel dit qu’il l’a vue se diriger vers les vestiaires.
L’homme sans nom, le vieil orphelin est perdu car la salle est vide, tout à coup. Il se précipite dans les loges, grimpe jusqu’à la petite pièce mal éclairée où Mélanie l’attend d’habitude. Rien. Il dégringole les escaliers, traverse les couloirs, reçoit la porte à tambour en pleine figure et se retrouve sur le trottoir de la rue Racine. Essoufflé. Etourdi.
– Descends la rue, va au bout de la ligne de tram… »
C’est idiot, Mélanie ne circule jamais par le tram. Elle déteste les transports en commun, la promiscuité avec les » gens du peuple « . Il renonce. Mélanie rentrera bien un jour… C’est ici qu’il doit l’attendre, dans ce vieux music-hall dont il est le gardien. Sinon ils ne se retrouveront jamais. Et il ne connaîtra jamais son nom.
Lundi. Les employés municipaux chargés de la visite de routine des locaux, rue Racine, n’en reviennent pas : ils ont découvert un vieux bonhomme en smoking endormi sur l’un des fauteuils rouges de l’ancien music- hall. Personne ne sait d’où il vient ni comment il s’appelle.. Il serre entre ses bras une robe noire toute mitée et – sait-on pourquoi ? – un bouquet d’hortensias bleus. On le secoue, il se réveille:
– J’attends Mélanie. Vous comprenez, elle sait mon nom. Moi, je le perds souvent et… et… je ne voulais pas prendre l’autoroute, je ne voulais pas partir là-bas sans elle, vous comprenez ?
Nouvelle extraite du recueil « L’estuaire » éditions Hors d’elles
© Thérèse André-Abdelaziz 13/10/2020
poète, nouvelliste, romancière et dramaturge
https://www.facebook.com/therese.andreabdelaziz
Membre des Romanciers Nantais,
de l’AEB (Association des Écrivains Bretons) www.ecrivainsbretons.org
des EAT (Écrivains associés de théâtre) eatatlantique.fr
Sociétaire de la SACD
C’est extrêmement dur et très touchant, … la maladie des souvenirs déformés qui partent en lambeaux …
Merci. On ne peut qu’être sensibles à cette maladie-là, où la mémoire est une immense page blanche