La demande en mariage

extrait de “L’erreur“, un roman resté dans mon tiroir. 

 Lucien et Charlotte habitent l’un et l’autre chez leurs parents respectifs, installés sur le même palier de leur immeuble, et se connaissent depuis leur enfance. Ils ont respectivement, à ce moment de l’histoire, 20 et 24 ans.

Par amusement mais pas que, aussi pour l’occasion de se construire un beau souvenir commun et par expression de sa sensibilité naturelle, la demande de Lucien fut effectuée d’une manière très traditionnelle et solennelle, enfin sauf le lieu. Habillé en costume trois-pièces (loué pour la circonstance par son père et à restituer le soir même), chapeau haut de forme et gants de cérémonie gris perle, un joli bouquet de roses rouges à la main, il traversa le palier et sonna, tout ému, à la porte de sa dulcinée.

Averti au préalable, le père de Charlotte, prétextant être occupé, demanda à sa fille d’aller ouvrir. Elle eut ainsi la surprise de découvrir son Lulu dans cette tenue d’exception et de le voir s’agenouiller immédiatement devant elle sur le paillasson de l’entrée. Il avait prévu de commencer en imitant Jean Gabin en déclamant : « T’as d’beaux yeux, tu sais » (ne cherchez pas : c’est dans le Quai des brumes.) mais, prudemment et trop ému pour plaisanter, il passa directement, aussi solennellement que sa voix le lui permettait, à la déclaration qu’il avait apprise prudemment par cœur. À soixante-dix ans, il s’en souviendra encore au mot près : « Charlotte Margelin, nous nous connaissons depuis notre enfance et plus le temps s’écoule et plus je t’aime. Je ne conçois pas de vivre autrement qu’avec toi. Si tu acceptes de me donner ta main, je serai le plus chanceux des hommes de cette terre et je jure de me consacrer à te rendre heureuse. Acceptes-tu de m’épouser ? » C’était court mais bien tourné.

Las de fêter la sainte Catherine et attendant dans son cœur depuis longtemps que son aimé est l’âge de cette initiative, le ouiiii ! en réponse fût instantané et aussi fermement exprimé que la demande n’avait été chuchotée. Au lieu de relever son futur époux, Charlotte se laissa tomber à son tour à genoux et c’est dans cette position d’autant inconfortable que le tapis était dru, que les oisillons s’embrassèrent fougueusement en se serrant dans les bras l’un de l’autre avec une tendresse infinie. Pour toujours, pour la vie, pour l’éternité, à toi, je t’aime, moi aussi, passionnément, à la folie, encore plus…si les mots s’envolèrent avec le temps, l’amour resta. Même après quarante-neuf ans de vie commune. Certes, moins fougueusement, plus sagement, toujours tendrement.

Peu importe dans un tel moment la présence en arrière-plan, sur le pas de leur porte respective, des couples de parents attendris et fiers de leur progéniture. Aucune impudeur dans cet élan amoureux. Peu importe l’odeur citronnée et entêtante du produit d’entretien qui venait d’être utilisé pour nettoyer l’escalier.  Peu importe que pendant cette touchante scène familiale, la concierge redescendît comme par hasard de son ménage dans les étages supérieurs. Dans une main son seau et sa serpillère, dans l’autre son balai, elle n’osait plus avancer, exceptionnellement bouche bée et tout émotionnée, sans imaginer un instant s’effacer discrètement, d’ailleurs on ne sait comment. C’est ainsi que tout l’immeuble fut au courant du futur mariage bien avant que les bans en soient publiés.

Quand chacun eut repris ses esprits et son calme, le père de Charlotte fit la bise à Lucien en lui faisant remarquer, tout sourire, que traditionnellement c’était d’abord à lui que son futur gendre aurait dû demander la main de sa fille, ajoutant dans le même souffle qu’il la lui donnait tout de même bien volontiers. Puis, plus gravement, droit dans les yeux, et suffisamment fort pour que tout le monde l’entende : « Mais alors, gare à toi si tu ne tiens pas ta promesse de la rendre heureuse ! » Lucien bafouilla une promesse du genre « je l’aimerai pour la vie » et le père lui tapotant l’épaule lui confirma sa confiance.

Dans de telles circonstances le “pour la vie” n’a qu’un sens très abstrait. À vingt ans, avez-vous imaginé un instant ce que vous serez à soixante-dix ? Quels amants peuvent – et désireraient – se projeter dans le couple qu’ils formeront cinquante ans plus tard ? Perspective impossible du trou noir de l’hyperespace. Vertige du vide radicalement contraire à celui de l’amour. Si les oiseaux avaient le vertige, ils ne voleraient pas. Charlotte et Lucien auraient-ils convolé s’ils avaient pu se déplacer dans le temps pour se voir tels qu’aujourd’hui ? En tout cas, à l’époque, ils n’avaient non seulement pas le vertige, mais qu’une certitude : celle de vouloir vivre ensemble. Leur semblait-il, pour l’éternité.

Pierre BUSSIERE

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