Un été 1961

Dans les années 60, les menaces mortelles d’aujourd’hui n’obscurcissaient pas l’avenir et celui de IL n’était qu’un souci parental, à leur désespoir nullement le sien. L’été 1961 marquera l’apogée de sa jeunesse. Il avait 18 ans. Il était le roi du monde. Le roi de son monde. Un monde de copains. Un monde de l’instant, un monde du présent. Percevait-il que ce temps aurait une fin ? Raison de plus pour le consommer à pleine bouche.

Ses parents avaient eu la bonne idée d’acheter une maison secondaire en bord de mer à une demi-heure de l’appartement principal. Les allers-retours étaient donc faciles y compris en Solex. Il se concentra sur deux activités : Le flirt et la voile. Le flirt la nuit et la voile le jour. Parfois les deux simultanément, l’un n’empêchant pas l’autre certains après-midis, voir le premier remplaçant l’autre par trop mauvais temps pour sortir en mer.

Dix ans plus tôt, un architecte naval avait construit pour les élèves des Glénans un dériveur en contreplaqué, économique et insubmersible grâce à des boudins gonflables plus ou moins solidement fixés sous les banquettes. Le « Vaurien » rencontra aussitôt un succès si populaire qu’il démocratisa en deux ans ce sport de plaisance jusqu’alors réservé aux classes les plus aisées. Le frère de Il, de sept ans son ainé, l’initia sur ce bateau que le père avait été tout heureux de lui offrir, persuadé que cette saine activité sportive le détournerait de loisirs plus horizontaux. Les parents seraient -ils décidément toujours plus idéalistes et naïfs que leur progéniture ? Comme si les deux activités étaient incompatibles ! Bien au contraire.

Le progrès ne s’arrêtant jamais, arriva un nouveau dériveur : le 420 (prononcez « Katvin »), en plastique, plus léger, facile à entretenir et surtout assez aisément redressable en cas de chavirage grâce à ses caissons étanches. Le père finança de nouveau l’achat, cette fois pour Il, son premier fils, marié, étant parti vivre sa vie à Paris. Il devint rapidement l’un des meilleurs navigateurs locaux dans sa catégorie. Le référent. Quand il estimait le temps trop mauvais pour sortir en mer, personne ne sortait. Quand, dans une régate, il virait de bord, la moitié des concurrents qui le suivaient choisissait la même manœuvre sans se poser de question sur le pourquoi : lui, Il savait. L’année précédente, avec deux amis déjà majeurs, Il avait créé, , un club de voile devenu aussitôt le plus prisé et le plus animé de la Côte de Nacre. On y régatait tous les jours et, à l’heure du pot de fin d’après-midi au club-house, les bateaux remontés collectivement sur la plage, on s’y fixait les rendez-vous de la soirée.

Il donnait quelques cours, payants pour les garçons, gratuits pour les filles ; pas tout à fait avec le même contenu dans l’un et l’autre cas. Pour les premiers, l’épreuve du chavirage se faisait par une mer un peu agitée et devant le club pour que tout le monde profite du spectacle. Pour les secondes, la manœuvre se réalisait (ou pas !) par beau temps, loin des regards indiscrets, devant une petite crique isolée sur laquelle il faisait bon accoster ensuite pour se sécher au soleil… en tout bien et sans véritable déshonneur. Une petite heure plus tard, ils reprenaient la mer et se rendaient à nouveau visibles d’éventuelles jumelles de parents trop attentifs à leur progéniture. Quant aux leçons théoriques… elles étaient en fait très pratiques avec ses équipières.

Quand il ne naviguait pas ni ne flirtait, il bichonnait amoureusement son bateau. À poncer la coque, profiler les lattes, rincer les voiles et régler les haubans, tout ça pour gagner potentiellement quelques dixièmes de secondes en régate, il consacrait un temps sans compter que sa mère aurait bien voulu le voir partager avec celui de ranger sa chambre.

Quand les parents travaillent, les enfants s’amusent, aussi les soirées se déroulaient-elles le plus souvent dans les maisons de ceux qui avaient le bon goût d’être absents et par défaut en boîte de nuit, plus chère et moins intime. Pour ces nuits certes alcoolisées, peut-on dire raisonnablement ? il y avait toujours un volontaire qui restait sobre pour raccompagner les autres en voiture si nécessaire. Les joints de circulaient pas encore, au moins pas aussi facilement qu’aujourd’hui, et cette vie nocturne se terminait gentiment, au point du jour, sans dégénérer, sans incident, à moins de considérer comme telles  quelques coucheries à l’étage entre consentants plus audacieux que les autres. On restait entre jeunes « de bonne éducation », entre fils et filles de propriétaires de résidences secondaires, quasiment entre voisins. Il, quant à lui, se montrait à l’époque un romantique impénitent, cette émotion-là lui suffisant encore. Quand il ne dansait pas, Il discourait, un verre à la main, avec l’amie du moment, nonchalamment installés dans un canapé, voir à même un tapis renforcé de quelques coussins. Augustin Trapenard de son époque, en moins laudateur, Il devenait, à cette heure avancée de la nuit, un critique intarissable et passionné soit des derniers films à la mode comme « un Taxi pour Tobrouk »  de Denys de la Patellière ou du « Président » avec jean Gabin soit de romans jugés par lui essentiels tels que « le Léviathan » de Julien Green, « La Chute » d’Albert Camus ou encore « L’arrache-cœur » de Boris Vian, ne s’interrompant que pour quelques  baisers timidement effleurés et de discrètes et chastes caresses. On ne peut pas tout faire à la fois !

De flirts, il en eut cependant un plus long que les autres. Un qui semblait sérieux au point de commencer à en soucier les familles. Un qui le faisait rêver. Un qui accélérait son cœur. L’équipière attitrée du jour était devenue l’Amie régulière du soir, une double exclusivité inhabituelle. Aussi, quand à la rentrée de septembre, la demoiselle lui présenta, avec une innocence désarmante, son futur époux, il en souffrit plus qu’il n’en voulut paraître. Payait-il sa légèreté ? Avait-il manqué d’audace ? À force d’être dans l’instant, avait-il oublié d’anticiper ? A ne pas choisir pour profiter de tout, avait-il laissé échapper l’amour de sa vie ? Ce genre de blessure qui commence à construire un homme.

Simple coïncidence ou rouleau inéluctable de l’existence ? Cette surprise et son cortège de regrets arrivèrent en dénouement de ce temps heureux. Un mois plus tard, de lycéen il enfilait l’uniforme de l’étudiant.  Ailleurs, loin de son bateau, loin de sa plage, loin de ses ex-ami(e)s qu’il perdrait nécessairement de vue. L’été 1961 refermé deviendrait un bon souvenir, un album rangé dans le placard de sa mémoire, une série de clichés progressivement floutés. Sans avoir totalement enfilé l’habit d’un adulte, mais au grand soulagement de ses parents, il allait, sans vraiment le vouloir, s’infiltrer dans son avenir.

Quand on regarde un film ou des photos de son adolescence, on est assailli d’émois, de tendresse, et souvent de regrets de ne pas avoir su savourer comme il l’aurait mérité ce goût de liberté et cette ivresse de l’âme. La qualité des « jours heureux » se mesure à l’aune des années. Il faudrait pouvait revivre les émotions de son passé, qu’elles soient positives ou négatives car elles forment un tout,  en ayant conscience du sablier du temps. Hélas, nous ne sommes capables que de vivre l’instant, même exceptionnel ; prisonniers de l’immédiateté, alors même que, par définition, l’avenir est éminemment létal.

Partagez sur vos réseaux sociaux

1 réflexion sur “Un été 1961”

  1. DARNAL Jacqueline

    Ce texte me fait revenir quelques années en arrière.
    Avec mon frère, nous étions passionnés de voile et après avoir connu le Vaurien aux Glénan, les parents nous ont acheté un 420….Pointure au-dessus. Et nous en avons fait des exploits !!!qui mettaient nos parents dans une anxiété terrible, eux qui ne connaissaient pas vraiment le sport nautique.
    A peu près en même temps, les flirts ont commencé……en toute insouciance.
    Je me rappelle chaque détail de cette jeunesse “dorée” comme diraient certains. C’est vrai. Mais jeunesse sportive (surtout aux Glénan) qui nous a donné une certaine rigueur dans notre vie d’étudiant et d’adulte.
    Que de bons souvenirs.
    Jacqueline

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *