A l’heure des bouchons de l’été, voici une nouvelle un peu déjantée.
Bonjour. Vous avez un instant ? Bien, alors je vous emmène observer le phénomène migratoire quotidien des automobilistes à l’une des sorties de Paris. Je sais, toutes les grandes villes ont les mêmes difficultés et j’aurais pu prendre plus près de chez vous mais en la matière rien ne vaut l’expérience de notre capitale.
À partir de 17 heures, quelque direction que vous preniez, la situation est aussi désespérée.
À un moment donné, plus ou moins immédiat, vous ne bougez plus, tout simplement. Les voitures arrivent ainsi sur les périphériques comme des papillons devant une lampe et se serrent désespérément comme si le petit mètre trompe-l’œil gagné un instant avait une quelconque influence sur l’espérance de sortie. Chaque jour de la semaine, quelles que soient vos prières du soir, votre sort est établi : vous bouchonnerez.
Mais si vous décidez de vous échapper un peu avant, pendant que les petites abeilles bourdonnantes s’activent encore dans les bureaux, vous roulerez normalement… enfin je veux dire raisonnablement. C’est pourquoi je vous ai fait venir un peu plus tôt en ce 21 juin, premier jour de l’été. Pour être précis, il est exactement 16 h 10. Voyons ce qui se passe à la sortie du tunnel de Saint Cloud, direction autoroute de l’Ouest. Il fait un temps vraiment superbe et le soleil, encore très haut, distille un parfum estival. Par ailleurs nous sommes un jour ordinaire, pas un vendredi début de week-end, pas la veille d’un pont à RTT, pas de grève de cheminots, pas d’escargot camionneur. Vraiment non, rien de particulier. Toutes les conditions sont réunies pour une circulation agréablement fluide.
D’ailleurs, vous le constatez, le périphérique n’est pas saturé et comme, à la sortie du tunnel, les deux voies s’élargissent en trois, le flot s’accélère tout normalement comme un ru trouvant sa rivière. Chacun derrière son volant s’adosse confortablement, rabat son pare-soleil et passe une vitesse avec un agréable et grisant sentiment de liberté retrouvée. Des vitres descendent et des bras sortent pour profiter de la caresse de l’air et seuls restent clos des véhicules climatisés dispensant à leurs propriétaires une fraîcheur bienfaisante… et un possible premier rhume d’allergie au fréon.
Il faut se dépêcher d’en profiter car il semble que trois cents mètres plus loin nous observions un fort ralentissement inhabituel. Un grain de sable a-t-il coincé le mécanisme ? Déjà un peu de désillusion sur les visages bien qu’on roule encore convenablement. Il a fallu rétrograder et nous voilà revenus précocement à la scène habituelle. Regardez, regardez bien car pour l’ethnologue passionné que vous êtes, voilà une scène hautement significative des coutumes automobilistiques.
Trois cordons denses de voitures, trois rubans continus. Armée de banlieusards de retour de bataille. Trois colonnes à la même vitesse. Seconde, troisième, seconde, troisième, seconde, première parfois. Chaque file, sans aucune concordance, s’étire et se ramasse, extension – compression du soufflet de l’accordéon. Une voiture quitte son rang, effort dérisoire, fuite illusoire. Sur la file de droite une caravane, enserrée entre deux camions, immatriculée en Angleterre. Sans doute à destination du car-ferry de retour. Slalom d’un motard entre les rétroviseurs. Effleurements miraculeux.
Dans l’autre sens, circulation limpide d’automobilistes aux regards pleins de compassion.
Sirène arythmique, d’abord lointaine, se rapprochant, intense, stridente. Frémissement inutile sur la file de droite. Moutons agglutinés et apeurés par l’aboiement du chien. L’ambulance s’échappe par la bande d’arrêt d’urgence. Probablement un accident. Plus loin, pas très loin. Deux minutes plus tard, passage d’une dépanneuse. Bouchon désormais garanti. Résignation obligatoire, pas d’échappatoire. Mécanique d’une migration quotidienne, déplacement pendulaire famille – travail.
Première – arrêt – première − arrêt − première – arrêt, interminable. Pare-chocs resserrés. Liés les uns aux autres ; un impatient, portière conducteur grande ouverte, debout sur la marche de sa voiture scrute l’horizon, plus pressé que les autres, plus énervé sans doute, inutilement, désespérément. Ailleurs les cigarettes s’allument, les radios montent le ton, les téléphones sortent des poches. Une vie s’installe.
Sur la file du milieu, une antique 2 CV décapotée grise. Sur le coffre des adhésifs humoristiques colorés : « Ne poussez pas grand-mère », « Respectez mon grand âge ».
La jeune passagère enlace son ami. Des étudiants de première année de retour de fac. Pour eux un encombrement-aubaine. Temps partagé d’échange de baisers, d’une soif ensoleillée de l’autre. Un léger coup d’avertisseur en trompette, juste derrière eux, accompagné d’un geste de main amical. Un nostalgique de sa jeunesse qui échangerait volontiers sa voiture pour une place immédiate dans la 2 CV. Un satire, quoi !
Le langage du klaxon ! Écoutez-le bien pour apprendre à le reconnaître. Voici quelques rudiments :
Long, il est coléreux. Répété, nerveux. Bref appuyé, il se veut une alerte confraternelle et bref léger sympathique, souvent un salut.
La suite à venir la prochaine fois
extrait de
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