Dérapage (2)

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Mais zoomons un peu, voulez-vous ?

Obstinément sur la file de gauche un coupé Fiat bleu azur tout propret. Au volant un homme de quarante-cinq ans environ, très cadre supérieur, veste soigneusement pliée sur le siège arrière, chemise blanche impeccable, col ouvert d’un seul bouton, manches méticuleusement retroussées. Vitres de la voiture fermées. En fond sonore, en volume modéré, une sonatine de Schubert extraite d’un CD de florilèges classiques. Il pianote sur son volant. À quoi pense-t-il ? Je vous présente Éric. Une vie réglée, une vie ordinaire. Ordinaire ? Est-ce bien sûr ?

Éric rentre chez lui plus tôt que d’habitude. Un rendez-vous professionnel abrégé mais tout de même terminé un peu trop tard pour retourner au bureau… à moins qu’il ne s’agisse d’une décision guidée par un goût d’évasion, un parfum de vacances. Une bonne surprise pour sa femme, ses deux enfants, son chien. Une bonne surprise… enfin il l’espère. Non, il en est sûr. Pour le chien.

Pourquoi la file de gauche ? Certainement pas pour aller plus vite – mais plutôt par habitude  – car il n’est pas pressé, absolument pas pressé. Il a même tout son temps. Ce trajet est en fait le meilleur moment de sa journée, sa détente. Fini les clients et pas encore les soucis domestiques.

Il n’est pas un véritable amateur de voiture comme pourrait le faire penser son choix du coupé double soupapes aux allures sportives. Non, la mécanique ne l’intéresse pas du tout. Ce n’est qu’un petit plaisir de l’âge, juste pour frimer un peu sans être ridicule avant d’être trop vieux. Une jolie petite voiture sans être ostentatoire, une voiture qui n’est pas du tout le reflet de son style de vie, mais dans laquelle il se sent pourtant bien. Ces deux fois une heure par jour passés dans les trajets sont des temps privilégiés, des temps pour lui tout seul. Bien assis dans un siège baquet en cuir enveloppant, un vrai petit salon roulant personnel, il écoute d’abord le résumé des nouvelles de la journée pour se dispenser plus tard d’allumer la télévision et être disponible pour ses enfants comme un bon père de famille qu’il veut être. Vive France info ; en quinze minutes vous savez l’essentiel. Ce devoir accompli, il se choisit goulûment, dans un large choix de CD, un concert classique bien mis en valeur par de très bonnes enceintes haute fidélité (Vous saviez qu’il pouvait y avoir des degrés dans la fidélité ?) et tweeter arrière. Éric se détend.

Dans un petit moment il prendra la première sortie, direction Versailles – Vaucresson. C’est d’ailleurs là que se finit habituellement le bouchon, le flot y dégorgeant son trop-plein.

Bouchon, voyons, bouchon : flotteur d’une ligne de pêche. Oui, c’est ça : Éric flotte effectivement un peu au fil de sa nostalgie. Nostalgie du temps qui passe ? Nostalgie d’une vie banale ? Réussite apparente, surimpression d’échec ? Un soupçon de révolte ? Un mai 1968 mal digéré ? Ou tout simplement un caractère “petit bouchon” ?

La voiture connaît le chemin par cœur. Pilotage quasi automatique. Tout le temps de regarder autour de lui. À la vérité, Éric rêvasse. Il contemple le léger halo autour des voitures. Vapeurs d’essence sur asphalte surchauffé. Une allumette et l’autoroute flamberait. Banane flambée. Une autoroute flambée au rhum. Avec toutes les bougies des voitures : Happy birthday to you.

A suivre dans le prochain blog

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1 réflexion sur “Dérapage (2)”

  1. Ping : Dérapage (3) | Pierre Bussière

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