Dérapage (3)

Pour ceux qui ont raté le début -> Dérapage 1  Dérapage 2

À sa hauteur, sur sa droite forcément, se maintient depuis quelques minutes une 206 blanche, un peu “frottée” sur sa portière gauche. Des marques de peinture bleue. Bleu myosotis (les connaisseurs apprécieront). Ses vitres avant sont ouvertes. Au volant une femme tronc, comme les présentatrices télé devant leurs tables. Pas plus de quarante ans, jauge Éric. Un joli visage. Des cheveux qu’il devine longs, bruns châtains. Des joues un peu rebondies apportant une impression de douceur, un nez plutôt court et légèrement retroussé, un peu lutin. Un chemisier finement rayé, couleur framboise, avec un col généreux, à larges revers, remonté sur la nuque, des manches bouffantes et de larges poignets rabattus. Une allure générale très bobo. Pantalon ou jupe ? Plutôt jupe. Jupe légère, écrue, près du corps, longueur ? Juste au-dessus du genou. Oui voilà. Classe et décontractée, décide-t-il.

À cette heure, elle rentre probablement chez elle après avoir fait quelques courses sur Paris. Elle a prévu de prendre ses enfants à l’école en revenant mais, avec cet encombrement imprévu, elle aura un léger retard. Elle va se garer en double file juste devant la contractuelle qui fait traverser les enfants et qui est habituée. Toutes pareilles ces mamans. Jamais à l’heure alors qu’elles n’ont que ça à penser ! L’institutrice l’attendra peut-être encore à l’entrée, une remarque acide à la bouche sur les responsabilités parentales, elle qui est célibataire, définitivement style vieille fille.

Ou bien non, elle n’est pas mariée et elle va à un rendez-vous avec son amant. Ils vont d’abord se promener en bord de Seine, prendre un apéritif à une terrasse puis il l’invitera à dîner dans une auberge proche qu’il connaît (comme par hasard) et ils y passeront la nuit. C’est plus romantique ainsi, décide Éric.

Elle le distance un instant. Ah ! Mais elle est immatriculée 14. Une Normande ! Tiens, ils sont “pays”. Il faut dire qu’Éric s’est toujours considéré comme un émigré venu chercher un travail à Paris ; il se sent encore bien des attaches et des souvenirs. Alors elle n’est pas arrivée ! Au moins encore deux cents bornes à faire.

Sur la plage arrière, un sac de toile à larges rayures bleues et blanches dont émerge une rabane. Donc elle habite en bord de mer. Elle va arriver en toute fin de journée mais le soleil ne sera pas encore couché et elle aura le temps de mettre les pieds dans l’eau ou de lire quelques pages d’un bouquin sur la plage, de se détendre au calme avec le seul bruit des vagues, loin de la pollution.

Vous voyez, Éric imagine très bien la vie des autres et ainsi ne voit pas le temps passer. Mais attention, voilà le panneau de sortie pour Versailles. Réflexe. Éric met son clignotant, plonge un œil dans son rétroviseur tout en esquissant un mouvement de volant vers la droite. Non, c’est trop tard pour se rabattre ! D’ailleurs il n’y a pas la place de s’intercaler, même avec la meilleure intention de ses voisins. Trop risqué. Il eut été sur la file du milieu, il aurait pu encore tenter une sortie. Mais la situation est cette fois trop dangereuse.

Et voilà ! Il a raté une sortie qu’il prend pourtant tous les jours depuis une éternité. Plutôt drôle, pense-t-il. Pour une fois qu’il rentrait en avance ! Mais bon, il prendra la suivante. Sans l’accident sur l’autoroute, c’eut été l’affaire d’un quart d’heure de plus. Une poussière de temps.

Ses proches codétenus de l’autoroute ont dû s’amuser aussi de son étourderie et il est le premier à en sourire. Mais la 206 est revenue à sa hauteur. Elle ne s’est pas échappée. D’ailleurs personne ne s’échappe jamais de cette prison ambulante. Éric tourne la tête discrètement. Il faut bien s’occuper après tout. La jeune femme farfouille dans son sac, en sort un bâton de rouge à lèvres, incline son rétroviseur central, se crayonne avec une attention soutenue et un désintérêt total de la circulation, pince les lèvres pour bien étaler, efface une fine bavure d’un simple geste du majeur. Un léger recul pour jauger le résultat puis elle rend l’accessoire automobile à sa destination première, en ajustant son orientation, passe la première pour rattraper les quelques mètres perdus et tourne la tête vers la voiture de droite puis de gauche et elle l’aperçoit la regardant. Piégée comme une enfant faisant une petite bêtise. Bonne joueuse, elle lui offre un grand sourire amusé. Un sourire lumineux, intense, un éclat de vie, une cathédrale. Un sourire qui éveille en lui un vague souvenir. Un souvenir sans visage, un souvenir lointain. Un premier amour ? Éric n’est pourtant pas collectionneur. Mais dans l’immédiat, un sourire-cadeau qu’il lui rend aussitôt, largement, ostensiblement. Et pour faire bonne mesure, il ajoute une mimique d’adoration avec les deux mains en prière. Dans la même gestuelle, elle le salue. Voilà, ils sont complices. Il est séduit.

Un petit sursaut général de quelques mètres des trois files bientôt suivi d’un nouvel arrêt complet. Arrêt qui se prolonge. Éric coupe le moteur pour profiter du silence de l’habitacle. Il se cale dans son fauteuil. Il voudrait bien regarder encore sur sa droite, mais il n’ose plus. Est-elle encore à sa hauteur ? Et puis quoi ? On ne regarde pas chez les gens ainsi, se morigène-t-il. Il n’est pas un voyeur ! De toute manière il préfère imaginer. Un vrai passe-muraille le Éric. Il s’évade ainsi en une fraction de seconde, revenant parfois un peu tardivement à la réalité. Vous lui parlez, il acquiesce ? Méfiez-vous ou profitez-en, à votre choix. Il est fort possible qu’il n’ait rien écouté et que – perdu dans ses pensées – il soit incapable de vous restituer un seul mot de la conversation. Que fuit-il ainsi ? Un présent, un passé ? Il n’en sait rien lui-même. Il s’installe simplement là où il se sent bien : hors du temps, ailleurs.

A suivre

 

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