L’autoroute

(Cette nouvelle n’a été qu’un exercice d’écriture avec un incipit et un excipit imposés que sont les phrases en italiques. Elle ne sera jamais jamais publiée ailleurs qu’ici. Une exclusivité  pour paroles vagabondes ! )

Il est apparu un jour de gel un peu sec, à la tombée du soir. Aucun lampadaire urbain n’étant allumé, la nuit avait absorbé comme un buvard les couleurs de la place, déserte et muette, seule une demi-lune pâlotte, cernée de nuages menaçants, éclairait la scène d’un gris terreux, trop faiblement pour porter la moindre ombre. Toutes les maisons étaient closes, aucune lumière ne traversait les volets, aucun son de télévision, de rire ou de discussion n’en sortait ; régnait un air de fin du monde.

Quand l’homme apparût, quelques craquements de pas sur le sol pavé et glissant percèrent le silence, avant que ne résonne le croassement rauque d’un corbeau tournoyant autour de la silhouette qui s’approchait. Pour ce que l’on pouvait en deviner, celui-ci, assez grand, portait une redingote à longues basques qui le couvrait jusqu’aux mollets d’une couleur indéchiffrable à cette heure. Il avançait péniblement, tanguant comme un ivrogne. Une lampe de poche, oscillant au bout de son bras, nimbait ses pas d’un halo jaunâtre et soulignait quelques gouttes de sang qui tombaient par intermittence à ses pieds, apportant furtivement au tableau une touche rouge brique, se diluant dans la glace en un brun légèrement rosé.

Il se dirigeait vers une bâtisse de plain-pied, sans étage, rectangulaire, au fronton duquel un mot était gravé, cependant illisible en l’absence du moindre éclairage. Elle ne comptait pas de persiennes et de temps en temps un rai de lumière ocre et vacillant paraissait brièvement derrière le voilage de l’unique fenêtre, l’appel d’un phare en haute mer.

Parvenu au seuil, il s’arrêta, semblant hésiter, une main portée à sa poitrine pour retenir un sang qui s’écoulait sans cesse plus dense, sans cesse plus grenat. L’oiseau de malheur ramenant ses ailes se posa à côté de lui, s’immobilisa et se tut, recueilli et respectueux d’un ordre inconnu.

La porte s’ouvrit de l’intérieur. Une belle femme, vêtue d’une longue toge noire et le visage dissimulé par une capuche, apparut, tenant un candélabre à trois branches qui projeta dans la rue l’ombre tremblante de la silhouette du blessé et aurait permis à un observateur téméraire de distinguer enfin les six lettres en dessus de la porte : mairie. Elle lui fit un signe d’invitation devant lequel il se résolut à entrer, dans un effort désespéré pour tenir debout, marquant par un léger haussement d’épaules sa résignation d’un destin qu’il connaissait déjà.

La pièce n’était pas bien grande. Plongés dans la pénombre – le verre du plafonnier étant brisé – un bureau dont le placage acajou n’avait pas résisté au temps, derrière lui un rayonnage portant quelques classeurs hébétés, vestiges d’une époque révolue, au sol une moquette élimée jusqu’à la corde,

D’une voix étrangement éraillée crissant comme le son d’un mauvais violoneux, elle le salua aimablement d’un « Bonjour Monsieur le Maire. Je vous attendais. Prenez donc la place qui est la vôtre… pour quelques instants encore. » Lentement, douloureusement, titubant, il s’approcha. Puis, s’appuyant d’une main sur la table pour ne pas chuter, il se laissa glisser sur le fauteuil, visiblement épuisé.  Faisant l’effort de sortir de sa poche une feuille pliée en quatre, il murmura, en toussotant le sang qui lui montait dans la gorge : « Jamais je n’accepterai de partir. »

Pourtant je suis venue pour vous emmener très loin d’ici, lui répondit-elle d’une voix pleine d’une indulgence maternelle. Avait-il entendu ? Avait-il compris ? Il persista :
Je veux déposer ce recours devant le Conseil d’État. Il cracha encore un flot épais qui éclaboussa son papier.
Je salue sincèrement votre ténacité et votre courage, pourtant vains aujourd’hui. Votre résistance n’a plus en effet désormais aucune importance. Pour personne. Ni même vous. Vous avez perdu ce dernier combat à m’y donner votre vie.»
Si ses yeux n’étaient déjà définitivement fermés, la tête reposant maintenant inerte sur le bureau, l’homme aurait pu lire la Une du journal, encore plié sur le coin de celui-ci et daté du lendemain. « Ultime habitant à résister à la démolition de Notre-Mère-des-Landes, les autres ayant déjà tous déménagé, son maire est décédé cette nuit, victime d’une balle d’un sniper, peut-être d’un opposant rancunier. Il a été retrouvé au petit matin, assis à son bureau, s’apprêtant probablement à signer l’accord d’expropriation des terrains communaux quand ses forces lui ont manqué. Un dernier hommage lui sera rendu demain en présence de Monsieur le Préfet. Désormais plus rien ne fait obstacle au passage de l’autoroute à la place de ce village dont le nom s’effacera à jamais dès que l’entreprise Bouygues commencera les travaux que la résistance de quelques nostalgiques avait déjà trop retardés. »

Quand La Faucheuse souffla la troisième bougie, le corbeau s’envola et disparut.  Elle prit alors une longue inspiration, satisfaite d’avoir accompli sa mission. Dans le noir, elle pouvait maintenant passer des heures à regarder une fenêtre de l’autre côté de cette large rue hivernale, qui, elle aussi, depuis ce soir-là, – tout comme cette ville, le monde –, était un peu devenue sa propriété.

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